Présupposés anthropologiques d'une éthique de la sexualité



XΙΙIe Colloque de la Chaire Benjamin Edmond Rotschild pour l'éthique bio-médicale

Ethique, Reproduction et Sexualité: Actes du Colloque de la Chaire Benjamin Edmond Rotschild pour l'Éthique bio-médicale, Paris, novembre 1997


Sur les présupposés anthropologiques orthodoxes d'une éthique de la sexualité


Le thème de cette année nous invite à une double méditation ; sur le sens de la sexualité humaine et sur la responsabilité éthique qui incombe à chacun face à autrui et face à soi-même ; face à soi-même et face à autrui comme "autres".

La tâche et la méthode que la « Chaire Benjamin Edmond De Rothschild » pour l'éthique biomédicale s'est assignée comporte une réflexion commune, interdis­ciplinaire lors d'une confrontation dialectique et critique entre la Tradition et la Modernité mais également entre la Foi et la Science. Je chercherai donc à me te­nir dans l'évaluation critique de l'évolution du comportement sexuel en Mo­dernité et dans le vécu de la foi chrétienne selon mon point de vue orthodoxe.

Le but de l'exposé est de vous offrir quelques réflexions sur les présupposés anthropologiques pour une éthique de la sexualité dans ses dimensions mul­tiples (la rencontre dialogale et l'émerveillement, le plaisir et la créativité, la pro­création et l'amour). Et ce en réaction critique à certaines voix chrétiennes qui s'élèvent en contestation de la libération sexuelle dans nos sociétés contempo­raines. Pourquoi ai-je choisi ce point de vue?

1. Des contestations chrétiennes et de leurs ambiguïtés théologiques. — Si nous pouvons nous épargner de prendre en considération les voix de ceux qui approuvent de manière peu critique (ou même carrément idéologique) la révolu­tion sexuelle, nous ne pouvons pas faire l'économie d'un dialogue critique avec les voix de ceux qui, face aux changements de comportement sexuel (au niveau individuel et social), se situent dans une attitude opposée. Et ce en n'y discernant que des véritables «attentats à la dignité humaine», telles des manifestations de notre «culture de mort»[1]. Étant donné le rapport d'interaction entre le sexuel et le social (chez les individus et les cultures) qui ne devrait faire mystère pour per­sonne[2], telles appréciations de la "révolution sexuelle" (et scientifique, par ail­leurs) constituent un jugement négatif sur la Modernité, sur notre actualité.

Dans l'espace du christianisme historique et pour ne parler ici qu'à titre d'exemple, une telle appréciation se reflète aussi bien dans les textes officiels du Magistère catholique romain, que chez nombre d'ecclésiastiques et de théologiens parmi les Orthodoxes et ne manque pas non plus de chez les Protestants ... La li­bération sexuelle en Modernité fait visiblement problème aux Églises institu­tionnelles[3]. Mais alors qu'il s'agit à l'évidence d'un malaise commun et trans-confessionnel dans le christianisme face à la reconnaissance du plaisir sexuel, il ne caractérise pourtant pas l'existence ecclésiale des chrétiens dans leur ensemble. Il n'y a pas que la contestation. Il y a aussi au sein des Églises historiques, ne l'ou­blions pas, d'autres voix et d'autres appréciations de ladite révolution et de la Modernité.

Quelles sont les raisons profondes d'un tel malaise du christianisme histo­rique face à l'évolution du comportement sexuel dans la Modernité et à la recon­naissance du plaisir ? Elles ne sont, me semble-t-il, ni instinctives, ni idéolo­giques, mais elles se réfèrent à une perception spirituelle et, surtout, à une repré­sentation théologique de l'homme sexué —dans sa création et sa chute, sa ré­demption et son eschatologie— spécifiques à l'une des traditions chrétiennes : celle qui a finalement prévalu en Occident (et s'est infiltré à l'Orient) et qui est vivement critiquée du point de vue de la psychologie des profondeurs[4].

Le rapport de l'homme à sa propre sexualité face à soi-même "comme un autre" et face à autrui "comme un autre" n'est pas simple. Il recèle des problèmes existentiels, spirituels et éthiques multiples et des risques pratiques considérables, nous en sommes tous conscients. Mais je soutiens ici —et l'illustrer dépasserait le propos de ce soir— que sous l'angle spirituel et théologique, les problèmes éthiques ne se situent pas là où d'habitude ils sont situés par certaines voix offi­cielles dans le christianisme mais plutôt ailleurs ; et que, par conséquent, l'affron­tement des risques pratiques (dans l'épidémie du Sida entre autres) doit être pensé non pas avec une autre éthique mais autrement : à l'aide d'une réflexion avec d'autres présupposés anthropologiques et spirituels, à l'aide d'une éthique "autre". C'est la raison profonde du choix de mon approche anthropologique ex­plicitement théologico-spirituelle de la question qui nous occupe ce soir.

2. De la représentation et de la sexualité, en théologie Présupposés herméneutiques. La conviction préalable à mon exposé est —pour le dire avec J.M. Pohier— qu'il importe de «reconsidérer la position géné­rale du christianisme en matière de sexualité», de la «considérer de nouveau et sans préjuger du résultat de cette considération»[5]. Et cela pour le bien de tout le monde : pour le bien des non-chrétiens et des non-croyants —lorsque nous leur compliquons, sinon la vie du moins la perception qu'ils peuvent avoir de notre propre vision sur la sexualité et la foi dans l'Ultime— aussi bien qu'à nous, chré­tiens, et pour les mêmes raisons. Je suis persuadé —pour parler avec l'orthodoxe T. Hopko— que
 
«la question de la sexualité humaine [...] est la question cruciale de notre temps [...] celle qui sous-tend et affecte la réflexion contemporaine portant sur tous les grands pro­blèmes : Dieu, le Christ, l'Esprit, l'Église, les sacrements et la Création elle-même. La réponse que nous apporterons aux questions relatives à la sexualité humaine sera, à mon avis, le principal critère de demain pour évaluer l'orthodoxie ou l'hétérodoxie de notre théologie et de notre vie[6]».

La question anthropologique et par conséquent éthique de la sexualité (ou plutôt des sexualités, plurielles, des humains) sera ici abordée d'un point de vue théologico-spirituel —qui se veut conforme à l'orthodoxie biblique et patris­tique— dans le cadre d'un dialogue plus vaste entre Christianisme et Modernité. Il n'est pas inutile de préciser que, suivant les données de la psychanalyse, je dis­tinguerai la sexualité proprement dite en tant que structure anthropologique, de son expression privilégiée, mais pas unique, qu'est la génitalité. Sur ce je vou­drais faire quelques précisions :

a. L' "anthropologie sexuelle"[7] —un acquis scientifique au service de l'homme— constitue à mon sens la seule base commune de tout dialogue cri­tique entre le Christianisme et la Modernité sur la sexualité (et, entre chrétiens, soit dit en passant, sur les représentations du donné révélé dans l'expérience de la foi, de l'espérance et de la charité à la lumière de l'Ultime). Ce que chacun de nous peut faire, les croyants notamment, c'est de "recevoir" ou de contester, mais de manière critique dans tous les cas, les données de cette anthropologie. Et ce à partir de notre expérience de sens et de vie dans la foi à l'Ultime et la commu­nion à l'autre.

b. Je veux parler de la sexualité selon ma double expérience, de la foi chré­tienne et de la sexualité humaine, d'un "point de vue orthodoxe". C'est en effet dans une telle perspective que j'ai l'honneur d'être invité à prendre la parole ce soir. Mais, permettez-moi de me poser devant vous une question, indispensable du point de vue de l'honnêteté intellectuelle bien qu'assez technique et apo­cryphe pour les non-initiés, en vous demandant l'indulgence : que veut dire un "point de vue spécifiquement orthodoxe", comment le déterminer et sur quelle base ?

La réponse à cette question ne va pas de soi puisque comme J. Zizioulas —le métropolite de Pergame et éminent théologien du Patriarcat de Constantinople— l'exprime fort bien, contrairement aux autres confessions chrétiennes la Catholi­cité orthodoxe n'a pas de sources spéciales pour puiser son identité confession­nelle : les Orthodoxes n'ont pas d'homologue ni par rapport au Concile Vatican II de la Catholicité romaine, ni par rapport à la Confession d'Augsbourg du Protes­tantisme, ni non plus par rapport aux "39 articles" de l'Anglicanisme ; et ce qui fait autorité chez eux, à savoir la Bible et les Pères dans la foi, leur est commun avec le reste des Confessions chrétiennes. Or, il semble selon l'auteur précité —et je m'associe pleinement à son avis— que le "point de vue spécifiquement ortho­doxe" n'est pas quelque chose que l'on puise à des sources spéciales, mais que cela tient à l'interprétation de ces sources mêmes que les Orthodoxes partagent avec le reste des chrétiens[8].

Parler d'un "point de vue orthodoxe" implique pour moi parler d'abord à partir de la "situation culturelle" (et des données scientifiques) qui est la nôtre au­jourd'hui et non pas à partir de celle d'un passé à jamais révolu ; mais aussi par­ler dans la même attitude existentielle du point de vue de l'expérience croyante, que l'attitude des Pères lorsqu'ils assumaient la culture et les données scientifiques qui étaient les leurs à la lumière de la foi à l'Ultime ; et lorsqu'ils manifestaient cette assomption critique de la culture (et de ses données) par leurs affirmations croyantes et leurs options éthiques. Les nôtres, si vraiment elles se veulent or­thodoxes, se doivent d'être "homologues" aux leurs, correspondant à la même at­titude de foi face aux nouvelles données. Le rapport entre notre "situation" cul­turelle et notre attitude dans la foi se doit d'être égal au rapport entre la "situa­tion" culturelle des Apôtres et des Pères et leur attitude dans la foi en l'Ultime. Attitude, la nôtre, qui devrait s'exprimer à travers des assertions nullement iden­tiques et répétitives, mais autres et nouvelles, bien qu' "homologues" dans la même existence croyante, c.à.d. dans la même foi (ομολογία πίστεως). "Non nova Sed novæ" selon l'ancien adage. Du point de vue orthodoxe, une fidélité libre et créatrice à l'expérience croyante des Apôtres et des Pères implique la continuité selon leur esprit à travers (et non malgré) la discontinuité selon leur lettre, en ouverture au futur de l'homme avec Dieu en Christ.

3. Questions capitales. — Toute anthropologie, selon l'acquis des sciences ou selon la foi en l'Ultime, implique une certaine perception de ce qui constitue l'humanité des humains. L'anthropologie scientifique considère l'humanité se­lon l'actualité historique de l'homme et la théologique, selon son but ultime. Je considère à raison ou à tort à la suite de ce que je crois être la méthodologie pa­tristique, que les deux approches de l'humanité de l'homme loin de s'exclure, elles se trouvent entre elles dans un rapport dialectique permanent de manière asymétrique : la vision de l'humanité de l'homme selon l'Ultime conditionne la perception de cette humanité selon l'actualité humaine.

Ceci étant dit, une vision de la sexualité humaine du point de vue ortho­doxe se doit d'être, me semble-t-il, à la fois conforme aux observations scienti­fiques en regard de la "nature" humaine, en regard du fonctionnement de l'hu­manité de l'homme en chacun des hommes et des femmes, concrètement, telle qu'elle se révèle progressivement à nous par les sciences. Je fais référence à une "nature" qui n'existe que concrètement et comme "contenu" de toute particula­rité existante, à une "humanité"  d'homme qui ne désigne pas une abstraction de l'esprit (objectivée en elle-même de manière métaphysique) mais le contenu de tout être humain.

Mais conforme aussi à ce qui relève de l'eschaton, à la vocation personnelle comme  but ultime de chacun de nous, homme ou femme, telle qu'elle se révèle en Christ "une fois pour toutes" (εφάπαξ) et constamment (εις τέλος), dans l'expé­rience croyante : être aux yeux de Dieu un alter Christus de manière unique. Je me réfère ici à une vision de foi dans l'"être personnel" de l'homme, créé préci­sément en vue de l'Ultime en tant que "personnel"; créé "selon l'image" (εικών)[9] —et vers la "ressemblance" (ομοίωσις) précisent les Pères— de l' "être personnel" du Créateur.

Cette "personnéité", qui caractérise partant l'être de Dieu et successivement celui de l'homme, se dit en termes d'unicité et d'altérité, de transcendance et de liberté dans la relation gratuite à l'autre et la liberté envers soi-même. Il s'agit d'un être en tant qu'unicité libre (de manière transcendante et autre) dans la rela­tion même (et non malgré cette relation) à l'autre unique et libre qui appartient proprement à Dieu en lui-même (selon sa nature), et caractérise après coup l'homme dans sa communion avec Dieu (selon sa vocation). Je reviendrai constamment tout au long de mon exposé sur tous ces points qui me semblent importants du point de vue patristique.

4. Donnés scientifiques et expérience croyante — Le point concernant l'arti­culation pertinente entre les données scientifiques et l'expérience de la foi dans la communion à l'Ultime me semble assez délicat à propos d'une vision anthropo­logique cohérente et d'une éthique de la sexualité humaine du point de vue chré­tien.

Il y a, me semble-t-il, une continuité profonde en éthique de la sexualité entre la perception scientifique et la vision croyante — et ce malgré la spécificité de la foi en son ordre propre (qu'est l'Ultime) comme de la science au sien (qu'est l'actuel). Continuité due à la bonté foncière, malgré tout, de la Création (Gen. 1,31), au non-réitérable, malgré nos infidélités constantes, de la promesse constamment (re)créatrice du Très-Haut. La "nature" est dynamique et elle se si­tue dans (en se laissant percevoir à travers) la promesse créatrice selon l'Ultime de Dieu. Comme telle elle peut et elle doit nous enseigner, à travers les sciences, sur les fonctionnements de la sexualité de l'homme. Loin de m'opposer à l'utili­sation de la "nature" (et de la "loi naturelle") en éthique chrétienne, biomédicale notamment, je plaiderais pour sa prise en charge par les chrétiens dans une atti­tude à la fois critique et prophétique ; lors d'un discernement dans l'Esprit des es­chata (έσχατα) du "sens ultime", "personnel", de la "nature" humaine psycho-biologi­quement sexuée ; de cette "nature" ou humanité des humains quelle qu'elle soit, progressivement dévoilée à nous par le biais des sciences. C'est à ce propos que les remarques de J-M Pohier du point de vue de la référence à la "nature" —référence traditionnelle dans la théologie catholique, mais aussi patristique ajouterais-je de ma part— et des malentendus quant à une telle référence, me semblent fort pertinentes.

«Cette référence à la nature, et le concept de loi naturelle qui en résulte, auraient sans doute suscité moins d'équivoques si l'on n'avait pas trop souvent oublié que cette nature, et par consé­quent la façon dont elle peut fonder une loi, ne pouvait être connue que par l'observation de ce que S. Thomas appelait les "naturales inclinationes". Elle n'est donc point le résultat d'une déduction à partir des principes métaphysiques ou autres, mais au contraire celui d'une induc­tion à partir des faits qui manifestent l'existence et l'orientation de ces tendances. [...] Contrairement aux apparences, la fidélité à ce traditionnel recours de la morale catholique à la nature ne consiste point à récuser les faits ainsi découverts au nom d'une lecture, si vénérable soit-elle, dont les inductions auraient été transformées en principes, mais au contraire à prendre ces faits comme ce qui seul peut nous apprendre ce qu'est la "nature"»[10].

5. La sexualité humaine à la lumière de la "personnéité" de l'homme. — Ayant ainsi plaidé en faveur de la continité  profonde de la vision de l'huma­nité de l'homme en son but ultime (dans la foi, l'espérance et la charité) avec cette même humanité telle qu'elle nous est constamment et progressivement dévoilée et perçue d'après les données actuelles de la science, je dois m'expliquer sur la spécificité de la vision "personnelle", dans le sens orthodoxe du terme, de la nature humaine.

La Catholicité orthodoxe situe l'identité et le contenu, ultimes et donc ori­ginels, de l'humanité de l'homme dans sa « personnéité », dans son « être- per­sonne ». Elle décèle dans la profondeur de chaque être humain une "personne" (identité relationnelle) unique et non-réitérable, irréductible et transcendante c.à.d. libre en elle-même et par rapport à elle-même ; une identité unique faite "à l'image" —projet divin en vue de la ressemblance— du Très-Haut tel qu'il est en Lui-même en s'offrant constamment à nous dans son Christ.

Lorsque je parle de la "personnéité" de l'homme créé "à l'image et vers la ressemblance divine" je fais allusion à sa liberté d'autodétermination —à sa ca­pacité de transcender les limitations que sa nature créée lui impose (en tant que créée, donnée)— et à sa capacité de relationalité libre. Et ce dans le sens d'une double orientation dynamique de direction et d'ouverture à l' "Ultime" et à l' "Autre" au sens vocationnel et ontologique des termes ; à Dieu incréé dans son Royaume —au Créateur et Sauveur qui constitue dans son Royaume le but ab­solu et transcendant de la plus-value de l'existence, de l'humanisation dyna­mique de l'homme— à autrui et au monde (dans le même Royaume).

Chaque être humain en tant que "personne", dans le sens spécifique précé­demment évoqué du terme, constitue une unique "icône" du Dieu Unique, une unique identité relationnelle autre et libre en tant qu'expression finie de son in­finité auto-exprimée[11]. C'est cette "personnéité" que l'homme reçoit en fonde­ment vocationnel comme "projet unique" à devenir ce qu'il est : une identité non-réitérable et irréductible à l'intérieur même de l'espèce (du sexe, de la race etc.) à laquelle elle appartient.

C'est sous l'angle d'une telle "personnéité" transcendante et libre que nous pouvons constituer en Christianisme un sens "en vérité" et une éthique "autre" pour la sexualité humaine. Et ce compte tenu des découvertes scientifiques les plus récentes (en matière de psychologie, de biologie, de génétique, de sociologie ...) éclairées quant à l'ultime du "sens" par le récit biblique des origines ("mâle et femelle il les créa", Gen. 1,27 dans sa relecture en Christ ressuscité "il n'y a pas d'homme et de femme, car tous vous êtres un en Christ Jésus", Gal. 3,28).

De mon point de vue, je me sens obligé de recevoir la vision de la sexualité selon l'actualité historique de l'homme à la lumière de son but ultime tel qu'il est vécu et attendu en Christ. Ce faisant je considère l'identité de chaque être humain, non seulement selon sa différentiation sexuelle (au niveau de l'actua­lité historique) mais encore plus profondément: selon son unicité vocationnelle qui lui constitue à proprement parler l'unicité autre, personnelle (au niveau de son but ultime). Le sens profond de la différentiation sexuelle de chaque homme ou femme du monde que relève de l'actualité humaine se doit d'être compris sous l'angle de l'unicité vocationnelle et ultime qui constitue l'identité propre­ment personnelle des humains. En tout homme ou femme, le sens profond, prophétique et ultime de sa différentiation sexuelle et de sa sexualité dans ses ex­pressions multiples ne pourrait être ni constitué ni perçu qu'à partir de son uni­cité vocationnelle selon l'Ultime qui est proprement personnelle. Ceci me semble fondamental pour une compréhension renouvelée de la différence sexuelle et des rapports entre les sexes comme pour une éthique "autre" des comportements sexuels.

Je parlais tout-à-l'heure de la constitution sexuelle (au niveau psycho-biolo­gique et selon l'actuel) de l'être humain en référence à l'anthropologie sexuelle des Sciences en continuité avec (et distinguée de) sa constitution personnelle (au niveau vocationnel et selon l'eschaton) en référence à anthropologie christique spécifiquement "personnelle". Je persiste à plaider pour le déchiffrage de la pre­mière dans l'horizon et la perspective de la deuxième en vue d'un discernement chrétien du sens de toute sexualité humaine à la lumière de l'Ultime. C'est lors d'un tel déchiffrage que «l'autre passe avant l'autre sexe», pour le dire avec D. Singles que je cite.

«Ainsi considérée, la différence sexuelle n'est pas totalisante. Elle est seconde par rapport à une altérité plus profonde de l'être humain, à savoir la non-coïncidence avec sa propre origine. [...] La première différence entre les êtres humains n'est pas le sexe, mais une originalité qui n'est pourtant pas la création propre de chacun. La différence de chacun est, d'abord, une rela­tion avec l'autre avant d'être une relation avec l'autre sexuel». [...] Ce qui est propre ou spéci­fique à un être humain ne relève pas d'abord à l'anatomie [psycho-biologique], mais à la li­berté. Tout le reste est second par rapport à celle-ci, propos du désir et non du subir. La véri­table différence est un projet en devenir»[12].

6. Pour une éthique chrétienne de la sexualité, du plaisir et de l'amour. — Le propre de cette vision des humains en tant que "personnels" est de porter té­moignage, me semble-t-il, au "projet unique en devenir" du Très-Haut pour chaque homme et chaque femme de tous les temps. Ce "projet" ontologique de Dieu constitue pour nous une référence éthique : la vocation propre à chacun de découvrir et de vivre dans un sens authentiquement personnel notre constitu­tion sexuelle quelle qu'elle soit et avec tout ce qu'elle implique. Cet appel per­sonnel du Très-Haut à tout être humain concrètement sexué (dans sa situation existentielle et son histoire absolument uniques) est prophétique selon l'escha­ton "en faveur" de chacun de nous. Chacun de nous, homme ou femme, c'est du Créateur qu'il reçoit sa sexualité dans ses dimensions multiples (la rencontre, la procréation, le plaisir, la créativité... ) en tant que bonne et belle. Et ce malgré son ambiguïté actuelle, due à notre ambivalence existentielle, tiraillés comme nous le sommes entre le salut et les chutes, entre le Ressuscité et le néant. Nous la re­cevons à la fois comme don (à l'origine) et comme vocation (pour la fin), comme un "don vocationnel", commun à tous et  personnellement diversifié.

Si, comme je le pense du point de vue orthodoxe, la vocation constitutive pour les humains d'être à l'image de Dieu et en vue de sa ressemblance à Lui en Christ consiste dans l'affirmation de la "transcendance" de la "personnéité" hu­maine ; si cet "être à l'image de Dieu" a un sens global et inclusif ne se limitant point à l'une des multiples dimensions de l'homme concrètement existant (dimension corporelle, spirituelle, psychique, affective etc.);  alors cette vocation doit également imprégner notre sexualité en ses expressions multiples. C'est là où je situe l'appel de Dieu à tout homme ou femme à assumer réellement, pro­fondément, et à gérer de manière responsable et libre, dans le respect de soi-même et de l'autre, sa propre sexualité ; en vue de sa personnification dyna­mique et constante, dans la joie et l'émerveillement que toute rencontre authen­tique comporte, lors du partage du plaisir et de l'amour.

Mais pour ce faire une purification de nos désirs serait indispensable ; une purification qui ne concernerait pas les objets comme tels de nos désirs ni les "lieux" de nos plaisirs, une purification qui ne serait pas vécue comme refoule­ment mais bien plutôt comme transfiguration du désir et du plaisir sexuels. Que veut signifier dans ce contexte le terme de transfiguration ? Il signifie non pas la suppression des objets du désir (dans leur refoulement), ni l'abstention du plai­sir, mais l'inversion de perspective lors de notre référence (non refoulée) à ces objets lors de la rencontre interpersonnelle et du partage du plaisir sexuel. L'autre ainsi que nous-mêmes nous sommes uniques et libres d'une liberté transcen­dante. Il serait bien que nos désirs de possession en sexualité puissent se changer en plaisirs de donation dans l'émerveillement face à l'autre, la reconnaissance de nos unicités respectives, le partage du plaisir et la joie de la rencontre.

C'est cette vocation personnellement diversifiée et unique en chacun de nous qui devrait délimiter, à mon sentiment, la perspective chrétienne d'une éthique "autre" de la sexualité et du plaisir, dans nos amours humains. Afin que ceux-ci puissent entrer, finalement et à jamais —malgré leur finitude de créés et notre ambivalence existentielle post peccatum— dans l'éternité de Dieu à la lu­mière de son Royaume.





[1] Cf. Pape Jean Paul ii, Encyclique L'évangile de la vie, pass.


[2] G. Durand, Sexualité et Foi - Synthèse de théologie morale, Montréal-Paris 1977, p. 23-26.


[3] Cf. J. M. Pohier, "Le plaisir pose un problème original au christianisme", dans Concilium 100 (déc. 1974), p. 121-130.


[4] Cf. J. M. Pohier, Au nom du Père. Recherches théologiques et psychanalytiques, Paris 1972 ; M. Bellet, Le Dieu pervers, Paris 1987.


[5] J. M. Pohier, Le chrétien, le plaisir et la sexualité, Paris 1974, p.9.


[6] T. Hopko, "Les problèmes que pose aux orthodoxes la «Réception» du «B.E.M.» (Faith & Order, W.C.C.)", dans Contacts n° 132 (1985/4), p. 314 (souligné par nous).


[7] Cf. G. Durand, op. cit. p. 31-49.


[8] Cf. J. Zizioulas, "Le Mystère de l'Église dans le tradition orthodoxe", dans Irénikon t. 60/3 (1987/3), p. 323. D'où il s'ensuit que, lors de nos exposés et de nos débats, «la chose importante est toujours les présupposés théologiques et non pas les thèses concrètes». Présupposés qui, par ailleurs, «suggèrent aussi une certaine problématique et une certaine méthode qui ne sont pas toujours familières aux non Orthodoxes» (ibid. p. 323).


[9] Le "selon l'image" ne connote pas quelque chose (appartenant en propre à Dieu) mais le mode d'être propre de Dieu.


[10] J-M Pohier, op. cit , p. 94-95 (souligné par nous).


[11] K. Ware, "«A l'image et à la ressemblance». La caractéristique unique de la personne humaine", S.O.P. - Supplément n° 199 (juin 1995), p. 2.
 
[12] D. Singles, "La différence, destin ou projet ?", dans Lumière et Vie n° 194 (novembre 1989), p. 68, 70. Selon les principes de la pensée patristique, grecque notamment, la différence ultime, fondatrice et absolue, au niveau ontologique et eschatologique, est celle entre l'être créé de la Créature (dans son origine de création) et l'être incréé du Créateur (dans son alliance ou salut de la Création). La dimension créée de la Créature comme créature prime sur toutes les autres altérités et différences : sur le spirituel/matériel pour toute créature selon son genre, le mâle/femelle pour un certain nombre d'entre elles dont homme/femme pour le genre humain etc. Le fait que la différentiation sexuelle en l'Homme est non seulement biologique mais psycho-biologique (homme/femme) ne dispense pas ladite différentiation d'être assujettie à l'état créé dont l'Homme entier participe, et d'acquérir son sens, orientation et contenu véritables à partir de l'unicité-altérité personnelles selon l'eschaton. Ce qui constitue la déification, l'humanisation en profondeur —et c'est la même chose— de la différence sexuelle humaine est sa "personnalisation" en Christ ressuscité (cf. Gal. 3,28).
      Ajoutons aussi quelques remarques sur le sens de l'origine sous l'angle de la fécondité et sous celui de la vocation. L'origine sexuelle de fécondité (selon l'histoire) de chaque être humain (dans sa relation psycho-biologique à son père et mère) est intra-créaturelle et comme telle n'est pas à confondre avec son origine personnelle de vocation (selon l'eschaton) qui, elle, est extra-créaturelle. Cette dernière ne coïncide pas avec l'origine sexuelle de fécondité historique —sous peine d'être pensée comme l'équivalent de l'origine personnelle (et incréée) de vocation de la Création (ou bien par projection de la différentiation et de la fécondité sexuelles et historiques en Dieu, ou bien par autodivinisation de la Création en elle-même par le biais de la différentiation et de la fécondité sexuelles et historiques)— mais elle la conditionne. C'est l'eschaton, le but incréé de la Création dans l'alliance de l'Ultime —qu'est le Royaume incréé de Dieu— qui conditionne l'histoire des créatures en lui (et en leur) donnant sens, orientation et réalité véritables. D'où les limites d'une symbolique biblique de l'amour humain (intra-créaturel) comme parabole de l'Alliance in persona Christi du Créateur avec sa Création dans la communion (incréée selon l'Ultime) de l'être créé de la Créature à l'être incréé du Créateur.
     De toute manière et malgré les limites relevées, c'est l'amour humain et non pas la différentiation sexuelle en elle-même qui fonctionne comme parabole de l'Alliance et de la communion "eschatiques". C'est l'amour humain en tant qu'interpersonnel dans son essence de profondeur —et non pas en tant que spécifiquement et exclusivement hétérosexuel— qui constitue une parabole de l'Alliance selon l'Ultime. Telle parabole, dans sa référence même à l'Ultime, est "iconique". Elle constitue une icône de l'Alliance et de la communion "eschatiques" des hommes (et du créé en l'homme) avec Dieu. "Personnaliser", humaniser en profondeur l'amour dans les partenaires humains ne relève donc en dernière instance ni de la différentiation sexuelle de ceux-ci, ni de leur capacité de fécondité sexuelle, psycho-biologique en l'occurrence, mais de leur conditionnement eschatologique (incréé) en Christ ressuscité, de leur "christification" (dans l'Esprit Saint). Et puisque l'humanité du Christ ressuscité constitue notre référence ultime, notre référence selon l'Ultime en anthropologie chrétienne ajoutons, en vue d'un contrôle de nos assertions et non pas en vue des spéculations vaines et absurdes, que la sexualité masculine (selon le registre de la différentiation sexuelle) ou plutôt adamique (selon celui de l'Ultime) de l'humanité du Christ dans sa profondeur personnelle n'était nullement celle d'une identité individuelle d'Homme (yilo;" a[nqrwpo"), constituée de manière conflictuelle et dans la séparation des sexes, mais celle d'une identité véritablement personnelle d'Homme, conçue et existante en liberté (dans l'Esprit Saint). Telle particularisation "adamique" du Christ selon l'humanité (et de l'humanité en Christ) ne pourrait être pensée en termes de différentiation sexuelle qu'en vérité : non pas selon l'actualité déchue du sexuel mais selon son but ultime ; non pas selon la nécessité ontologique et dans la séparation que le sexuel connote en état de chute, mais selon la liberté ontologique et comme communion eschatologique des uns et des autres, hommes ou femmes, hétérosexuels ou homosexuels avec et en Dieu. Ce n'est, me semble-t-il, qu'une telle situation personnelle de la différentiation sexuelle selon la profondeur des humains —dans la liberté et comme communion, en Esprit— qui serait l'authentiquement humaine, celle d'avant la chute selon l'u
     Il ne serait pas ici question d'oublier la fragilité de notre condition de créés dans l'ambivalence de notre situation actuelle. Situés comme nous le sommes, en vue du Royaume, dans l'écart entre la Résurrection et la Parousie, trébuchant constamment entre l'Adam de Nouveauté et celui du péché, une telle authenticité existentielle, une telle humanisation pleine de notre sexualité, tout en ne relevant pas entièrement de notre présent, doit orienter néanmoins la dynamique de nos rapports, des uns avec les autres, comme notre référence éthique commune et comme projet de vie de chacun, à lumière de

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Προσδοκώ ανάσταση νεκρών