Le sida, "fléau de Dieu" ? Quelle herméneutique ?



CNRS – EPHE: Groupe de Sociologie des Religions et de la Laïcité

Programme de recherches « Sida, christianisme et laïcité »

Paris, 1998-1999

 

 Le sida, "fléau de Dieu" ?  Quelle herméneutique ?

Questions théologiques autour du corps et de la maladie, du désir et de la sexualité

 

 Dr. Konstantinos Agoras

 

Il ne fait pas de doute, pour citer le moraliste X. Thévenot, que « comme tout événement grave, l'apparition du sida est un analyseur de notre société, de ses positions éthiques et métaphysiques » dans ses va­leurs, ses réactions et ses peurs. Je souscrits pleinement à cette affirma­tion mais en l'élargissant à dessein pour y inclure également les Églises chrétiennes d'Orient et d'Occident. Le sida me paraît être également un analyseur des visions anthropologiques et sotériologiques, sous-jacentes aux différentes éthiques théologiques que les Eglises proposent au nom du Christ. Les éthiques théologiques de la sexualité notamment, puisque le sida nous touche principalement de ce côté-là. Nos éthiques et nos at­titudes chrétiennes au temps du sida, dans leur effort de fidélité à l'Esprit du Christ, disais-je, sauraient-elles être compatibles avec les principes de la modernité : le refus catégorique de l'hétéronomie et la promotion de la liberté de l'homme ? Saurions-nous être sinon prophétiques au nom du Christ, du moins actuels en cette fin de la modernité, ou bien serions-nous condamnés en tant qu'inactuels par l'évolution même de l'histoire ? De l'histoire humaine, en tout cas. Celle qui, pour les disciples du Christ, se comprend dans l'Esprit du Père en tant qu'histoire du Salut récapitulée dans l'Ultime : la Parousie du Ressuscité, but et fin de toute histoire dans le Royaume de Dieu.

J'ai le sentiment très fort que la problématique anthropologique et éthique autour du sida —le corps et la maladie, la sexualité et le désir— constitue aux yeux des chercheurs —en sociologie, en philosophie et en théologie notamment— un lieu herméneutique privilégié d'étude. Et ce dans le contexte plus vaste du rapport complexe, difficile et diversifié, entre christianisme et modernité.

C'est en ce sens que je considère le "phénomène sida" comme évé­nement historique et lieu spécifique d'interprétation de la réalité humaine qui nous provoque à être doublement critiques : par rapport à nous-mêmes d'abord, comme par rapport aux "autres".

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Chacun est appelé à préciser sa propre insertion sociale, culturelle et en l'occurrence ecclésiale, afin de permettre aux autres de situer le lieu d'où il parle et d'accorder à ses propos leur inévitable relativité contex­tuelle. Mon lieu de réflexion critique veut être l'héritage apostolique et patristique de l'Eglise indivise (des sept premiers conciles œcuméniques), bref la grande Tradition ecclésiale, dans l'effort d'un dialogue constant au sein des Eglises d'Orient et d'Occident, en cette fin de la modernité.

Comme je proviens d'un pays comme la Grèce, d'une société tradi­tionnellement orthodoxe prise dans un processus de laïcisation, j'ai sou­vent l'occasion d'y constater la complexité et la difficulté de ce rapport intrigant, il faut bien le dire, du christianisme à la modernité laïque. Con­cernant le sida et les différentes questions d'éthique sexuelle en Grèce orthodoxe, j'affirme d'emblée que la modernité et le processus de laïcisa­tion qu'elle comporte, y sont vécues —de la part de la hiérarchie de l'Église officielle surtout mais également d'une partie de théologiens— comme affront[1]. Une malaise semblable mutatis mutandis, lors du rap­port du Christianisme à la Modernité laïque, se reflète aussi me semble-t-il, dans nombre de documents officiels au sein de la Catholicité romaine (du Saint-Siège notamment) concernant le cas sida et diverses questions d'éthique sexuelle.

Je me demande alors : la foi apostolique et patristique d'une part, le refus de toute hétéronomie et la promotion de l'individualité libre de l'homme moderne, d'autre part, seraient-ils, globalement et en regard de l'éthique sexuelle notamment, incompatibles entre eux ? C'est la question de base, me semble-t-il, soulevée par des réactions antimodernes, grecques ou autres, que le sida déclenche parfois au sein d'un certain christianisme de nos jours.
 

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On me demande souvent à propos de la position officielle de l'Église orthodoxe sur le sida. Cette question, tout à fait compréhensible dans la perspective de la Catholicité romaine, appliquée à la Catholicité orthodoxe elle s'avère non-pertinente.

Comme le disent bien C. et M. Andronikof « l'Église orthodoxe n'est pas une institution qui serait dotée d'un magistère, lequel décréterait telle position sur tel problème ou phénomène particulier, de quelque ordre que ce fût, même pas en matière de doctrine[2] ». Il n'y a pas dans l'Ortho­doxie « de doctrine spéciale qui s'appliquerait en général à toutes [les maladies] ni spécifiquement à l'une d'entre elles[3] ». Selon son auto-compréhension en profondeur au-delà des dérapages fondamentalistes et intégristes en son sein, la Catholicité orthodoxe se veut la manifestation d'un événement de communion (libre et articulée) en Christ (sous la grâce de l'Esprit) avec Dieu et l'ensemble de la Création, plutôt qu'une institution religieuse. Pour les questions éthiques (comme par ailleurs liturgiques et pastorales) ce sont les canons —directives pratiques, historiquement situés et découlantes de l'autoconscience ecclésiale exprimée dans les formulations dogmatiques des conciles— sont censés orienter l'attitude et le comportement du fidèle en dialogue avec son père spirituel, dans la prière et les sacrements. Mais, précisement parce que ces canons, remontant pour l'essentiel au premier millénaire faisant toujours référence à une "situation" historiquement détérminée dans le passé, pour être valables aujourd'hui ils neccessitent forcément une herméneutique. Et pourquoi alors se­rait-il ainsi ?

Contrairement aux autres confessions chrétiennes —pour citer à ce propos J. Zizioulas, le métropolite de Pergame, éminent théologien du Patriarcat de Constantinople— les orthodoxes n'ont pas de sources spé­ciales pour puiser leur identité confession­nelle ; et ce qui fait autorité chez eux, à savoir la Bible et les Pères dans la foi, leur est commun avec le reste des Confessions chrétiennes[4].

Il semble alors qu'un point de vue spécifiquement orthodoxe n'est pas quelque chose que l'on puise à des sources spéciales, mais que cela tient à l'interprétation de ces sources mêmes que les Orthodoxes parta­gent avec le reste des chrétiens. D'où il s'ensuit que, lors de exposés et de débats entre les orthodoxes et les autres chrétiens « la chose impor­tante est toujours les présupposés théologiques et non pas les thèses concrètes »[5]. Ces présupposés suggèrent, par ailleurs, « une certaine pro­blématique et une certaine méthode qui ne sont pas toujours fami­lières aux non Orthodoxes »[6].

Une réflexion dans la fidélité libre et créatrice à la foi apostolique dans la perspective patristique et conciliaire de l'Eglise indivise (des sept premiers Conciles œcuméniques), implique une continuité existentielle avec l' "esprit" des Pères dans la assomption réelle de la discontinuité culturelle reflétée dans leur "lettre" ; une communion à leur "esprit" mais dans la distance, créée par les changements historiques, entre eux et nous, hommes et femmes d'aujourd'hui. Et ce parcours à la suite des Pères dans la distance ne peut se faire, dans l'optique orthodoxe, qu'en ouverture à l'Ultime, au futur de l'homme en communion avec Dieu tel qu'il s'anticipe de manière "proléptique" dans la résurrection du Christ, en tant que récapitulation du créé dans la plénitude de sa vie incorruptible et avènement du Royaume de Dieu. C'est cet événement du Salut dans l'histoire qui est constamment expérimenté de manière "sacramentelle" —dans le mode d'existence de foi, l'existence paradoxale, per speculum in ænigmate (1 Cor. 13, 12) du chrétien, inscrite dans la tension du déjà-et-pas-encore de la plénitude existentielle de chacun et de tous— dans la vie ecclésiale «dont les racines se situent dans le futur et les branches dans le présent[7] ».

Une telle réflexion herméneutique n'incombe qu'au charisme person­nel et à la liberté responsable de chacun, selon ses dons, en dialogue constant avec tous, à l'intérieur comme à l' "extérieur" des Églises. Il en est ici question d'une tâche ecclésiale d'après les Pères dans la foi, jamais parfaitement accomplie et toujours à reprendre —l'histoire est en cours—, à la suite des Apôtres, les témoins privilégiés du Ressuscité, les prophètes de l'Ultime.

Ces préliminaires méthodologiques étant précisés, je me concentre sur l'herméneutique théologique, faite d'un point de vue de l'Ultime chré­tien, de nos réactions et prises de position par rapport au "phénomène sida" —et ce qu'il implique, la théologie du corps et de la sexualité hu­maine— inscrites dans un face-à-face du Christianisme avec la Modernité dans l'histoire. Durant cette analyse il en sera question d'une reprise de l'héritage évangélique et patristique, dans une transcription réactualisante sous l'angle de l'anthropologie et de l'éthique sexuelle.

À partir des principes anthropologiques et "philanthropiques" de la grande Tradition ecclésiale, référence suprême pour la Catholicité ortho­doxe, je vais articuler mon propos en trois moments : 1) l'homme et l'"image" de Dieu ; 2) le corps et la maladie et 3) la sexualité humaine et l'éthique chrétienne. Une éthique chrétienne de la sexualité, pour être fi­dèle à l'évangile du salut en perspective de l'Ultime, me demandais-je, se doit-elle forcément d'être hétéronome, incompatible avec les principes mêmes de la Modernité et aliénante pour chacun de nous qui se voudrait libre tel que Dieu l'a créé ?

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1) La corporéité humaine et la maladie

Toutes les épidémies, il faut bien le dire, sont abominables. Autrefois la lèpre ou la syphilis, aujourd'hui le sida. Mais les dégâts que le sida pro­voque le rendent à proprement parler "satanique". Bien qu'il « ne consti­tue pas en soi une affection à issue fatale, il empêche, à plus ou moins long terme, de ne pas succomber prématurément à une autre affection. [...] Il correspond à une réussite quasi totale (pour l'instant ?) de l'en­nemi du Créateur et de la créature[8] », à la destruction prématurée et irré­vocable de l'homme. Et, selon les auteurs précités, conformément à la perspective patristique et orthodoxe, les chrétiens nous ne devrions re­connaître dans cette épidémie que « des manifestations du mal, propres au manque de sainteté de l'homme[9] ». Que veut-il signifier, dans cette perspective, un "manque de sainteté" de l'homme ? J'expose brièvement le contexte anthropologique et sotériologique orthodoxe à travers les pa­radigmes bibliques de l'homme-Adam et de l'Homme-Christ respective­ment.

L'homme-créature, chacun de nous, est créé, dans la liberté de son Créateur personnel (à l'image de Dieu) par amour et à partir du néant ab­solu (dans la corruptibilité) afin qu'il puisse participer à l'incorruptibilité (sainteté) de son Créateur et vivre ainsi de Sa vie immortelle. Cette vie incorruptible de Dieu, en tant que communion personnelle dans la liberté aimante— n'est offerte à l'homme —comme promesse et vocation à réali­ser— que dans la communion à l'autre (que l'homme), au tout-Autre, son Créateur. C'est en s'ouvrant verticalement pour ainsi dire, au tout-Autre, son Créateur (en dehors de la Création), en devenant solidaire et réceptif de la vie incorruptible qui lui est offerte, que l'homme peut être vérita­blement solidaire et responsable, horizontalement, aussi bien de la vie de l'humanité que du destin de la Création entière. Corruptible par constitu­tion (à partir du néant), l'homme est voulu, est "projeté", par son Créa­teur (dans sa liberté aimante) en tant que réalité unique, indivisiblement psychosomatique, mais surtout et d'abord personnelle et libre ("à l'image de Dieu"). Et ce, en vue précisément d'un exploit de sa liberté créatrice lors de son autodépassement dans l'amour, dans la communion libre et gratuite avec l'autre, Dieu et toute réalité créée.

Or, cet homme (Adam en Hébreux), personnel et libre à l'image de Dieu, comme il était "petit enfant et dépourvu d'expérience" —disent les Pères, grecs notamment— n'a pas su saisir cette offre gratuite de solida­rité communionnelle et d'incorruptibilité faite à l'humanité entière et à la Création. Il n'a pas pu réaliser sa vérité existentielle propre et accomplir ainsi sa vocation de vivre éternellement (et de faire vivre l'humanité et la Création) de cette vie éternelle de Dieu. Il a manqué par faiblesse à l'ac­complissement de sa vocation "communionnelle" de gratuité et de grâce, de sa vocation "sacerdotale", et restant bloqué en lui-même (dans sa condition corruptible) a entraîné avec lui l'humanité entière et la Création dans une "vie pour la mort". Son instabilité ontologique initiale et sa cor­ruptibilité constitutive, une fois non dépassés dans la communion sont devenues pour lui une situation permanente, une fatalité mortelle. Ce qui est important pour notre propos, c'est que l'homme-Adam a manqué à sa vocation (chute) en restant existentiellement bloqué dans son isolement désintégrant et non pas à cause d'une désobéissance légale quelconque, d'un outrage à une loi. C'est son échec existentiel à être fidèle à sa voca­tion (vivre éternellement dans la communion libre à la vie de l'Autre et d'autrui) qui constitue sa chute. L'homme-Adam n'a pas réussi à être suf­fisamment libre afin de transcender ses propres limites de corruptibilité dans une ouverture libre de communion aimante qui, seule, pouvait lui donner accès à la vie qui ne meurt pas, à la vie incorruptible de Dieu.

Ce que chacun de nous, comme Adam, ne réussit toujours pas à réa­liser à cause du blocage dans ses limites existentielles, Jésus l'Homme par excellence l'a réussi pour nous —il le réalise constamment dans sa solida­rité parfaite avec nous, en nous l'offrant dans son Esprit, si nous voulons accepter sa solidarité— en tant que le Fils du Père venu "dans la chair". De ce Père, éminemment solidaire à l'homme dans l'humanisation (εναν­θρώπισις) de son Fils éternel, de ce Père qui veut que la vie et l'histoire de chacun de nous devienne incorruptible et éternelle en son Christ ressus­cité.

C'est cela, je crois, l'essentiel de la vision "philanthropique" de la grande tradition patristique, grecque notamment, en regard de l'amour personnel de Dieu pour ses créatures tel qu'il se manifeste "selon l'Esprit" dans l'histoire de l'humanité et ses péripéties : dans sa création person­nelle et libre comme vocation, dans sa chute comme échec existentiel et son salut comme résurrection — anticipé en Christ dans l'attente de sa manifestation plénière pour le reste de l'humanité et pour la création en­tière. Comme résurrection disais-je de l'homme total, âme, corps, histoire ... à une vie qui ne meurt pas.

Ceci étant dit, à raison me semble-t-il, les Andronikof affirment que l'Orthodoxie, lorsqu'elle reste fidèle à elle-même, considère la pathologie des corps sous l'angle du "spirituel" c.à.d. du relationnel dans l'Esprit de Dieu (ce que l'événement de grâce signifie en théologie). Sous l'angle du "spirituel" disais-je, à savoir sous l'angle de la communion existentielle de l'homme avec Dieu dans la gratuité et la liberté réciproques (de Dieu et de l'homme) comme aventure personnelle et non pas sous l'angle d'une dématérialisation quelconque de la corporéité humaine. Dans cette pers­pective, face aux maladies, l'Église ne peut que contribuer —par ses prières en faveur de la plénitude de cette communion— au secours phy­sique que la médecine peut y apporter[10]. Car le but de toute thérapeu­tique est ce que nous appelons tout simplement le salut de l'homme : de l'homme concret, intégral et indivisible, et non pas simplement de l'une de ses soi-disant "parties" ! De cet homme, personnel et libre "à l'image de Dieu", dont la corporéité constitue le sacrement de sa présence et de son identité uniques. ...

Sous cet angle-là, le sida et toute maladie, loin de désigner la puni­tion d'une transgression quelconque —j'y reviendrai— constitue le rappel existentiel et tragique de notre corruptibilité des créés, de notre échec existentiel "en Adam", qui demande à être sauvée pour toujours "en Christ" dans la communion à la vie incorruptible du Ressuscité. Le sida in­voque l'avènement de la manifestation plénière de cette vie ressuscitée des corps lors de la Parousie finale du Christ. Rien moins que cela et au­cunement autre chose !
 
 

2) Volonté de Dieu et sexualité de l'homme
 

Mais si le sida se révèle "satanique" en nous tentant d'une perte d'espoir et d'histoire créatrice, il devient également "satanique" à un autre titre. Par son apparition il aimante doublement une tentation de culpabilité (chez les patients comme chez les "autres", en Société et dans l'Église) quant à son origine et à sa diffusion. D'où s'origine l'une de ses interprétations en tant que "fléau de Dieu" adressé principalement aux "marginaux de la sexualité" et généralement à tous ceux qui, libertins pour ainsi dire dans la manière de vivre leur sexualité, ne respectent pas une certaine "volonté de Dieu".

Il s'agit ici, me semble-t-il, d'une tentation de profanation aussi bien de l'identité véritable, de l'unicité personnelle du Tout Autre (par nature) que de celle d'autrui (par grâce). Elle touche notre représentation de l'être personnel aussi bien du Dieu —dans sa volonté créatrice— que de l'homme (créé en Christ à son image) —dans son activité sexuelle— en visant pour ainsi dire la vérité du mode —personnel, unique et librement agapétique— de la rationalité de l'homme : avec Dieu, avec soi-même et avec autrui. En visant, disais-je, cette communion personnelle de gratuité dans la liberté aimante entre la créature et le Créateur —précédemment évoquée en tant que Salut— et, par-là, notre communion personnelle de gratuité à autrui dans la liberté aimante. Et ce risque de déformation dans la représentation de l'identité véritable de Dieu et de l'homme —telle qu'elle nous est révélée dans l'unicité personnelle et la liberté aimante du Christ— traverse, ou plutôt tente, me semble-t-il toutes les confessions chrétiennes (une certaine Orthodoxie incluse bien entendu). De cette double déformation, ce qui me parait le plus intéressant et qu'il faut dé­battre ici dans ses lignes majeures, ce sont moins les aboutissements que les prémisses méthodologiques : la dépersonnalisation de l'être de Dieu et, par conséquent, de celui de l'homme.

Si je comprends bien, l'herméneutique du sida comme "fléau de Dieu" envoyé aux non respectueux d'une normativité sexuelle suit la lo­gique suivante : Dieu et/ou sa loi morale (en regard de l'exercice correct, "naturel", de la sexualité humaine), ne pourrai(en)t que se venger de toute transgression en matière sexuelle. Il est vrai que ce type d'hermé­neutique moralisante du phénomène sida, une fois jugé comme faisant partie d'un christianisme "archaïque" (X. Thévénot), a été par la suite simplifié et remplacée par un type d'herméneutique "naturaliste". Bien qu'actuellement nous ne tenons plus, officiellement, le discours d'un sida "fléau de Dieu", nous persistons néanmoins à tenir des discours, avec les même prémisses, dépersonnalisantes, à propos de la volonté de Dieu et de la sexualité de l'homme. Selon la version "revue et corrigée" —par le truchement d'une mise en tension dialectique de la loi et de la grâce di­vines— de la même logique, essentialiste et hétéronome, des choses, le sida ne serait pas une punition mais une simple conséquence, en quelque sorte, de notre manque de configuration à la loi créatrice du Très-Haut —établie lors de la création des essences créées— en tant que "loi natu­relle". Cette "loi naturelle", métaphysiquement inductive et hétéronome, j'y reviendrai, est supposée être la concrétisation de la volonté créatrice de Dieu qui se constitue en fondement d'un hétérosexisme[11] révélé : celle du couple mâle-femelle, monogame en vue de la procréation (avec le récit mythique de la création à l'appui : Gen. 1,27-28).

Je voudrais ici attirer l'attention sur quelques points sous-jacents à cette représentation des choses. Sur le sens de la chute (et de tout pé­ché) en tant que transgression (qui du point de vue de l'histoire de la théologie est propre à l'une des traditions spirituelles, celle qui a finale­ment prévalue en Occident chrétien, à la tradition augustinienne) ; sur le sens apersonnel, hétéronome, anhistorique et métaphysiquement inductif de la volonté du Créateur, pour l'homme sexué, en tant que "loi natu­relle"[12] ». Sur ce je me permets d'ajouter les remarques pertinentes du théologien catholique J-M Pohier à propos de la référence éventuelle aux données "naturelles" de la réalité.

«Cette référence à la nature, et le concept de loi naturelle qui en résulte, auraient sans doute suscité moins d'équivoques si l'on n'avait pas trop souvent oublié que cette nature, et par consé­quent la façon dont elle peut fonder une loi, ne pouvait être con­nue que par l'observation de ce que S. Thomas appelait les "na­turales inclinationes". Elle n'est donc point le résultat d'une dé­duction à partir des principes métaphysiques ou autres, mais au contraire celui d'une induc­tion à partir des faits qui manifestent l'existence et l'orientation de ces tendances. [...] Contrairement aux apparences, la fidélité à ce traditionnel recours de la morale catholique à la nature ne consiste point à récuser les faits ainsi découverts au nom d'une lecture, si vénérable soit-elle, dont les inductions auraient été transformées en principes, mais au con­traire à prendre ces faits comme ce qui seul peut nous apprendre ce qu'est la "nature"»[13].

De plus. Ce qui est difficilement acceptable au point de vue de toute démarche théologique en perspective patristique c'est cette objectivation de la "nature" en elle-même et la corrélative vision de la "grâce", sura­joutée après coup, aux données de la "nature", justifiant pour ainsi dire de manière transcendantale et a posteriori les données de la "nature" (considérée de manière déductive ou inductive, peu importe à ce propos). [Cf. « Persona humana »].

Je ne veux pas reprendre les analyses anthropologiques en perspec­tive féministe, de Nicole-Claude Mathieu notamment, sur l'hétérosexisme ni l'analyse sociologique bien connue de René Girard à propos du "bouc émissaire" et de son fonctionnement dans les sociétés. Ni non plus les analyses psychanalytiques en théologie de Maurice Bellet à propos du "Dieu pervers" et de J-M Pohier sur le plaisir et la sexualité dans la tradi­tion théologique de l'Occident chrétien. C'est du point de vue des prin­cipes anthropologiques de la tradition patristique, grecque notamment que je veux tenter d'esquisser ma critique aux principes implicites dans cette lecture du phénomène sida.

Je pense sincèrement que si cette herméneutique du sida-fléau de Dieu s'avère inacceptable pour le chrétien, ce n'est pas d'abord du point de vue culturel en tant qu' "archaïque" (X. Thévénot), mais bel et bien d'un (autre) point de vue spirituel chrétien. Et ce qui est valable pour la vérité imaginaire de ce Dieu —dont l'identité et la volonté nous seraient proposés en tant que Loi à suivre— est également valable pour la vérité imaginaire de cet homme — dont l'identité et la sexualité exigeraient la configuration à une loi ou "nature", objectivées et hétéronomes.

Mais pourquoi le chrétien se sentirait-il provoqué par la caricature d'un Dieu vengeur et non pas également par la celle d'un homme hétéro­sexiste ? Pourquoi précipiterions-nous dans les Églises à innocenter Dieu (le Tout-Autre) de cette déformation et non pas, simultanément, l'homme (l'autrui) ? La vérité de Dieu et la vérité d'autrui ne nous sont-ils pas of­ferts, simultanément et de manière solidaire, en Christ ? Et lorsque nous dépersonnalisons notre représentation de l'être personnel, libre et aimant de Dieu (dans sa volonté créatrice), cette dépersonnalisation, cette ré­duction de la liberté aimante de Dieu, ne se répercuterait-elle pas égale­ment sur notre représentation de l'être de l'homme (dans le désir et la sexualité d'autrui) ; de l'homme, disais-je, créé "en Christ" c'est-à-dire "à l'image de Dieu, précisément en tant que personnel, libre et aimant ? A mon sentiment c'est cela qui risque de se produire lorsque je lis certains documents officiels d'Églises. La dépersonnalisation de Dieu à travers une représentation inadéquate, hétéronome et violente, de sa vérité entraîne celle d'autrui et de nous-mêmes. Je m'explique.

L'idée d'une loi créatrice (concrétisée métaphysiquement comme naturelle) qui punit toute déviation postule une représentation essentia­liste  et hétéronome de l'être de Dieu en tant que Créateur aussi bien que de l'être de l'homme en tant que sexué. Une telle représentation des choses objectivise de manière apersonnelle la volonté —personnelle et li­brement aimante pourtant— de Dieu, dans une loi violente et hétéro­nome, qui relève du sacré païen, étant finalement identique à une "loi naturelle" apersonnelle et obligatoire. C'est cette dernière qui est suppo­sée constituer l'essence, anhistorique et objectivée de l'homme. De cet homme —personnel à l'image de Dieu, pourtant—dont la dimension sexuée (et sexuelle) sera également objectivée —et soumise à la "loi na­turelle"— d'une manière apersonnelle, anhistorique et hétéronome.

Une telle perspective s'avère inacceptable, à mon sens du moins, du point de vue des présupposés patristiques et orthodoxes. Dans l'optique des Pères, Grecs notamment, la volonté personnelle en liberté —et donc inobjectivable— du Créateur lors de la création des réalités créées, est à chaque instant fondatrice de chacune de ses créatures telle un appel dy­namique qui leur advient de Lui. Et en regard de l'homme, créé à l'image de Dieu (en Christ), c'est cet appel personnel dans la liberté de Dieu qui le constitue dans son humanité véritable, dans son humanité "person­nelle[14]", dans son unicité autre et irréductible.

Chacun de nous est constitué en tant que "personne", en tant qu'identité unique, libre et relationnelle, irréductible à notre nature hu­maine commune. Cette "personnéité" (être-personne) est, en  nous —créés "en Christ" comme à l'"image de Dieu" (Rom. 8, 29 ; Col. 1, 16 ; Gen. 1,31 etc.)— constitue le fondement ultime de notre être véritable, de notre identité vocationnelle, toujours unique, absolue et non-réité­rable. Et c'est sur l'assise de cette identité unique, de cette altérité per­sonnelle à l'image de Dieu que nos différentiations bio-psychologiques ou sociales (d'hommes, de femmes, de blanc, de noirs etc.) peuvent et doi­vent se fonder. Je parle bien du fondement ultime (et premier) de toute "nature" sur (et à partir de) la grâce.

Lors d'un tel déchiffrage théologique de l'identité personnelle de l'homme —qui se répercute sur sa sexualité— que l'altérité humaine passe —ontologiquement parlant— avant la différentiation sexuelle, que «l'autre passe avant l'autre sexe» pour le dire avec la théologienne catholique D. Singles que je me permets cite. [ajouter Lévinas et autres textes de l'art. Lacroix]

« La première différence entre les êtres humains n'est pas le sexe, mais une originalité qui n'est pourtant pas la création propre de cha­cun. La différence de chacun est, d'abord, une rela­tion avec l'autre avant d'être une relation avec l'autre sexuel». [...] Ce qui est propre ou spéci­fique à un être humain ne relève pas d'abord à l'anatomie [psycho-biologique], mais à la li­berté.»[15].

Ce n'est pas ici le contexte approprié pour analyser pertinemment comme il se doit l'ensemble de la question anthropologique, soulevée à propos du sida, concernant le sens (personnel) de la volonté créatrice de Dieu, ni le sens (également personnel) de la sexualité de l'homme. Je soutiens néanmoins que, la dépersonnalisation dans la représentation aussi bien de la volonté de Dieu pour chacun de nous, que de la sexualité humaine de chacune et de chacun, manifesterait une réduction de l'irré­ductible[16] : à savoir la réduction de la personnéité (l''être-personne) et da la liberté (l'être-libre) de Dieu comme de l'homme. Et c'est à l'aide d'une réduction de l'irréductible, à savoir de la "personnéité" de l'homme à sa nature biologique et sexuée, que certains textes théologiques et do­cuments officiels d'Églises, deviennent pour moi compréhensibles et hélas cohérents. Mais à quel prix!

Comment, par ailleurs, une telle représentation dépersonnalisante, métaphysiquement objectivée et hétéronome, de l'être du Tout-Autre, du Créateur, pourrait-elle ne pas perpétuer l'opposition, traditionnelle hélas, entre un certain Christianisme et la Modernité ? Et, pareillement, com­ment une telle représentation dépersonnalisante et hétéronome de l'être d'autrui, de l'autre homme, pourrait-elle pas ne pas aboutir à son rejet ? Comment autrui pourrait-il ne pas devenir mon enfer?

Je reste après tout profondément convaincu —pour le dire avec J.M. Pohier— qu'il importe de «reconsidérer la position géné­rale du christia­nisme en matière de sexualité», de la «considérer de nouveau et sans préjuger du résultat de cette considération»[17]. Et cela pour le bien de tout le monde : pour le bien des non-chrétiens —lorsque nous leur ren­dons compliquée, sinon la vie du moins la perception qu'ils peuvent avoir de notre propre vision sur la sexualité dans la foi en l'Ultime. Pour notre bien aussi, les chré­tiens, et pour les mêmes raisons. Je reste persuadé —pour parler avec l'orthodoxe T. Hopko— que

«la question de la sexualité humaine [...] est la question cruciale de notre temps [...] celle qui sous-tend et affecte la réflexion contemporaine portant sur tous les grands pro­blèmes : Dieu, le Christ, l'Esprit, l'Église, les sacrements et la Création elle-même. La réponse que nous apporterons aux questions relatives à la sexualité humaine sera, à mon avis, le principal critère de de­main pour évaluer l'orthodoxie ou l'hétérodoxie de notre théolo­gie et de notre vie[18]».
 
 

3) Coordonnées pour une éthique sexuelle de la liberté
 en perspective orthodoxe
 

En lisant parfois certains textes théologiques et des documents ecclé­siaux récents concernant le sens de la sexualité et de l'épidémie du sida, je reste après tout perplexe tout en me réjouissant des changements d'optique opérés : la mise en valeur d'une pensée anthropologique de type relationnel axée sur l'altérité de l'autre dans le contexte d'une théo­logie de la Création.

Le sens de la sexualité humaine semble y être discerné non plus de manière  inductive à partir d'une approche métaphysique de la "nature" mais d'une manière déductive à partir des données, non indiscutables par ailleurs, d'une certaine psychanalyse freudo-lacanienne. La même chose vaut également quant au fondement théologique de la sexualité : à savoir la notion d' "icône[19]" ou image de Dieu. Celle-ci ne connote plus une ratio­nalité  projeté en Dieu —tel le dieu aristotélicien, "pensée de sa pen­sée" à vrai dire, plutôt que le Dieu chrétien, le Père du Christ qui ressus­cite les morts— mais une rationalité de l'homme sexué, celle-ci projeté en Dieu.

Serions-nous toujours condamnés, me demandais-je, en tant que chrétiens, fils dans le Fils du Père, à des précompréhensions culturelle­ment déterminées —autrefois métaphysiques et actuellement psychana­lytiques— qui déforment en théologie le donné de la révélation biblique en Jésus-Christ ? Ne faudrait-il pas plutôt s'appuyer sur une précompréhen­sion "eucharistique", structurellement théologique, sur la compréhension dans l'Esprit du Père que le Christ nous donne ? Et puisque la création de l'homme "à l'image de Dieu" suppose une création selon ce qui est exclu­sivement le propre de Dieu, comment ne serait-il pas abusif d'identifier ce propre de Dieu à la rationalité sexuée d'une certaine psychanalyse ainsi qu'à la pensée pensante d'une certaine métaphysique ? Et l'homme "filial" et "eucharistique" —selon sa filiation en Christ lors du baptême et son in­corporation en Christ dans l'eucharistie— comment trouverait-il sa place ?

« Dieu dans son infinie bonté et son amour tout-puissant —ainsi un récent document romain— appelle à l'existence la réalité toute entière comme un reflet de sa bonte. Il crée l'homme à son image et ressemblance, comme homme et femme. Les êtres humains sont donc des créatures de Dieu, appelés à refléter, dans la complémen­tarité des sexes, l'unité intérieure du Créateur. Ils réalisent cette tâche de façon spéciale quand ils coopèrent avec lui dans la trans­mission de la vie par la donation conjugale réciproque[20]. »

Le sens profond et le destin du corps, en christianisme, serait-il donc d'être "nuptial" et "sponsale" (se conformant ainsi à un modèle social hé­térosexiste) ou bien plutôt "eucharistique" (se conformant à la donation ecclésiale du Christ "pour la vie du monde") ? Comment la différentiation sexuelle et le vitalisme psyco-biologique, une fois considérés comme le propre de Dieu, ne défigureraient pas ainsi le Père du Christ qui ressuscite les morts ? Une telle précompréhension psycho-biologique de la person­néité et de la liberté qui constituent, selon les Pères dans la foi, le propre de Dieu en Christ et dans l'Esprit, ne pourrait que s'avérer inadéquat à la réalité qu'elle vise : Dieu en tant que le Père du Christ selon le message néotestamentaire.

C'est ainsi que des discours magistériaux et des nombreux essais d'éthique sexuelle en christianisme me laissent très perplexe quant à leur langage relationnel (qu'ils utilisent quant au sens de l'altérité de l'autre et au fondement de l'identité de cet autre). Pour mon compte, je persiste à envisager autrui comme autre en profondeur à cause de son unicité per­sonnelle plutôt qu'à cause de n'importe quelle autre de ces différentes qualités (sexuelle, culturelle, raciale, etc.) qui le différentient dans l'es­pace de l'humain.

Il y a, me semble-t-il, chez la plupart des moralistes chrétiens une confusion ou plutôt une réduction en anthropologie de l'altérité des per­sonnes (comme identités uniques, irréductibles et indisponibles) telle qu'elle émerge dans la rencontre personnelle et de la différentiation sexuelle (comme mâle et femelle). Bref une réduction de la personnéité de l'homme (qui relève de la grâce) à sa nature[21]. Et cette confusion entre différentiation sexuelle et altérité personnelle en éthique fonctionne toujours au détriment de l'altérité personnelle, au détriment de l'identité vocationnelle et fondatrice, unique, irréductible et mystérieuse, d'autrui. Dans notre représentation de l'homme, l'altérité "personnelle" ne trans­cende plus comme il se doit son autre sexuel, mais bien au contraire, en restant ontologiquement et éthiquement conditionnée par ce dernier, l'altérité personnelle se réduit à la différentiation sexuelle. Comment l'identité véritable (et par conséquent le destin ultime) de l'homme sexué pourraient-ils relever de l'espace bio-psychologique et sociologique comme tels ? De cet espace où l'hétérosexisme constitue le modèle nor­matif, et la procréation le but privilégié, de la sexualité humaine ?

Je parle bien ici de l'homme qui, créé à l'image personnelle du Dieu personnel et en vue de sa personnalisation plénière, ne l'oublions pas, a comme vocation ultime le dépassement précisément de ces limites comme telles, des limites du seul créé. De l'homme, disais-je, dont le blo­cage dans limites du seul créé, dans les limites biopsychologiques et so­ciologiques comme telles, caractérise précisément son état de chute. Il ne fait pas de doute, pour moi du moins, que toute éthique hétérosexiste, in­capable de sauvegarder et de promouvoir l'altérité personnelle d'autrui (homme aussi bien que femme, hétéro aussi bien qu'homo) en la confon­dant avec l'altérité personnelle, appartient à une vision des réalités dans la chute. Non pas à une vision résurrectionnelle de la sexualité humaine, comme elle se devrait ! Et la parole théologique, au lieu de stimuler le re­gard des sciences —actuellement d'une certaine psychanalyse, comme par le passé d'une certaine métaphysique— en direction d'ouverture (dans la grâce) à l'au-delà du seul créé, au lieu de prophétiser une transfigura­tion des sciences, elle s'use à confirmer le bien-fondé des leurs thèses : de la thèse psychanalytique freudo-lacanienne en l'occurrence. Auraient-on besoin d'une ratification théologique des sciences ou bien plutôt d'une poussée prophétique ?

Mais alors, dans la perspective prophétique de la transfiguration, de l'ouverture des limites du créé —chère à l'orthodoxie patristique— quelle vision alternative de la sexualité pourrions-nous nous envisager en chris­tianisme ?

Le propre de la vision des humains en tant que "personnels et libres à l'image de Dieu" est de porter té­moignage, me semble-t-il, au "projet unique en devenir" du Très-Haut pour chaque homme et chaque femme de tous les temps. Ce "projet" de Dieu constitue pour nous notre fonde­ment ontologique véritable et notre référence éthique dans la liberté. La vocation, propre à chacun, est de découvrir et de vivre dans un sens au­thentiquement personnel notre constitu­tion sexuelle, quelle qu'elle soit et avec tout ce qu'elle implique. Cet appel per­sonnel de Dieu à tout être humain concrètement sexué (dans sa situation existentielle et son histoire absolument uniques) est prophétique "en faveur" de chacune et de cha­cun de nous selon l'eschaton, l'Ultime résurrectionnel du Christ. Chacun de nous, homme ou femme, c'est du Créateur que nous recevons notre sexualité —dans ses dimensions multiples : la rencontre, la procréation, le plaisir, la créativité ... — en tant que bonne et belle. Et ce malgré son ambiguïté actuelle, due à notre ambivalence existentielle, tiraillés comme nous le sommes entre le salut et les chutes, entre le Ressuscité et le néant que la tragédie du sida nous les révèle. Nous la re­cevons à la fois comme don (à l'origine) et comme vocation (selon l'Ultime), comme un "don vocationnel", commun à tous et  personnellement diversifié (ne sommes-nous tous sexués mais chacun à sa façon ?).

Si, comme je le pense d'un point de vue orthodoxe, la vocation cons­titutive de l'homme créé à l'image de Dieu (en tant que personnel et libre) a un sens global et inclusif et s'imprime ainsi sur toutes les dimensions de chacun (corporelle, spirituelle, psychique, affective etc.), alors cette voca­tion doit également imprégner notre sexualité en ses expressions mul­tiples. C'est là où je situe en ce temps de sida l'appel de Dieu à tout homme ou femme : assumer réellement, pro­fondément, sa propre sexua­lité et la gérer de manière responsable et libre, dans le respect de soi-même et de l'autre. Et ce en vue de sa personnification, dyna­mique et constante, dans la joie et l'émerveillement que toute rencontre authen­tique est censé comporter, lors du partage du plaisir et de l'amour.

Mais pour ce faire une purification de nos désirs serait indispensable. Une purification qui ne concernerait pas les objets comme tels de nos dé­sirs ni les modalités de nos plaisirs et qui, bien entendu, ne serait pas vé­cue comme refoule­ment mais plutôt comme transfiguration du désir et du plaisir sexuels. Que veut-il signifier dans ce contexte l'utilisation du terme "transfiguration", si cher aux Orthodoxes ? Il connote ici non pas la sup­pression des objets du désir (à travers leur refoulement), ni l'abstention du plai­sir, mais bien plutôt une inversion de perspective existentielle lors de notre référence (non refoulée) aux objets de nos désirs dans la ren­contre interpersonnelle et le partage du plaisir sexuel. L'autre ainsi que nous-mêmes ne sommes-nous pas uniques et libres d'une liberté transcen­dante en tant que "personnels" ? Comment alors ne serions-nous pas irréductibles à l'intérieure même de notre relation et indisponibles lors de notre donation gratuite réciproque ? Ne serait-il pas bon que nos désirs de possession puissent se changer en plaisirs de donation dans la recon­naissance de l'irréductibilité de soi-même et de l'autre, dans l'émerveille­ment du face-à-face avec l'autre, bref dans la pleine reconnaissance de nos unicités respectives, lors partage du plaisir commun et la joie de la rencontre ?

C'est cette vocation à la sexualité personnelle, diversifiée et unique en chacun de nous, qui devrait délimiter, à mon sentiment, la perspective chrétienne d'une éthique "autre" de nos amours humains. Afin que ceux-ci puissent entrer, finalement et à jamais —malgré leur finitude et notre ambivalence existentielle dans l'éternité de Dieu à la lu­mière de son Royaume.



[1] Cette difficulté des rapports —qui se retrouvent chez la plupart des ecclésiastiques et chez quelques théologiens, résolument antimodernes, en Grèce — entre une certaine Orthodoxie et la Modernité laïque, provienne pour l'essentiel, à la fois d'une lecture anhistorique de l'héritage de l'Eglise indivise —celle dont l' "esprit" constitue en principe la référence ultime de la catholicité orthodoxe—qui fige la "lettre" de la Tradition ecclésiale, et du type ethnico-religieux de cette Orthodoxie traditionnelle.

[2] C.& M. Andronikof, "Un point de vue d'orthodoxes sur le sida", dans Ethique … p. 85.

[3] C.& M. Andronikof, op. cit. p. 85.

[4]  Cf. J. Zizioulas, "Le Mystère de l'Église dans le tradition orthodoxe", dans Irénikon t. 60/3 (1987/3), p. 323. Les Orthodoxes n'ont pas d'homologue ni par rapport au Concile Vatican II de la Catholicité romaine, ni par rapport à la Confession d'Augsbourg du Protes­tantisme, ni non plus par rapport aux "39 articles" de l'Anglicanisme.

[5] Cf. J. Zizioulas, "Le Mystère de l'Église dans le tradition orthodoxe", dans Irénikon t. 60/3 (1987/3), p. 323.

[6] Cf. J. Zizioulas, "Le Mystère de l'Église dans le tradition orthodoxe", dans Irénikon t. 60/3 (1987/3), p. 323. Parler d'un "point de vue orthodoxe" signifie parler à partir de la "situation historique" qui est la nôtre au­jourd'hui et non pas à partir de celle d'un passé à jamais révolu ; mais aussi parler dans la même attitude existentielle du point de vue de l'expérience croyante, que l'attitude des Pères lorsqu'ils assumaient la culture et les données scientifiques qui étaient les leurs à la lumière de la foi à l'Ultime ; et lorsqu'ils manifestaient cette assomption critique des donnés de leur culture par leurs affirmations croyantes et leurs options éthiques[6]. Les nôtres, si vraiment elles se veulent or­thodoxes, se doivent d'être "homologues" aux leurs, comportant la même at­titude de foi mais face aux nouvelles données, inédits, de notre culture. Pour être fidèle à l'orthodoxie de la foi ecclésiale il faut que le rapport entre notre "situation cul­turelle" et notre "attitude croyante" se doit d'être égal au rapport entre la "situa­tion culturelle" des Apôtres et des Pères et leur "attitude dans la foi en l'Ultime". Attitude "homologue", la nôtre, qui devrait s'exprimer à travers des assertions nullement iden­tiques et répétitives, mais autres et nouvelles, inédites bien qu' "homologues", dans la même existence croyante, c.à.d. dans la même foi (ομολογία πίστεως) "Non nova sed novæ" selon l'ancien adage.

[7] Zizioulas, « Personnage .... », dans Etre ecclésial, p. 51.

[8] C.& M. Andronikof, op. cit. p. 87.

[9] Ibid. p. 85.

[10] Ibid. p. 85.

[11] L'hétérosexisme (à ne pas confondre avec l'hétérosexualité), est entendu comme le fait d'ériger en norme un seul type de comportement sexuel des êtres humains.

[12] C'est à dire, d'après le moraliste catholique M. Séguin, par l'existence « des lois, objectives, universelles et immuables, inscrites dans notre nature par le créateur. Ces lois, que la raison peut connaître et qui correspondent aussi à l'enseignement de la Révélation, doivent être suivies si l'on veut vivre selon l'Esprit de l'Evangile. M. Séguin, "L'homosexualité dans le magistère romain récent", dans G. Lapointe & R. Bisaillon, Nouveau regard sur l'homosexualité - Questions d'éthique", p. 154.

[13] J-M Pohier, op. cit , p. 94-95 (souligné par nous).

[14] La "personne" désigne ici la subsistence, le substrat (υπόστασις) ultime, unique et relationnelle de l'être, en ouverture totale à l'autre.

[15] D. Singles, "La différence, destin ou projet ?", dans Lumière et Vie n° 194 (novembre 1989), p. 68, 70. A mon sens, selon les principes de la pensée patristique, grecque notamment, la différence ultime, fondatrice et absolue, au niveau ontologique et eschatologique, est celle entre l'être créé de la Créature (dans son origine de création) et l'être incréé du Créateur (dans son alliance ou salut de la Création). La dimension créée de la Créature comme créature prime sur toutes les autres altérités et différences : sur le spirituel/matériel pour toute créature selon son genre, le mâle/femelle pour un certain nombre d'entre elles dont homme/femme pour le genre humain etc. Le fait que la différentiation sexuelle en l'Homme est non seulement biologique mais psycho-biologique (homme/femme) ne dispense pas ladite différentiation d'être assujettie à l'état créé dont l'Homme entier participe, et d'acquérir son sens, orientation et contenu véritables à partir de l'unicité-altérité personnelles selon l'eschaton. Ce qui constitue la déification, l'humanisation en profondeur —et c'est la même chose— de la différence sexuelle humaine est sa "personnalisation" en Christ ressuscité (cf. Gal. 3,28).

Ajoutons aussi quelques remarques sur le sens de l'origine sous l'angle de la fécondité et sous celui de la vocation. L'origine sexuelle de fécondité (selon l'histoire) de chaque être humain (dans sa relation psycho-biologique à son père et mère) est intra-créaturelle et comme telle n'est pas à confondre avec son origine personnelle de vocation (selon l'eschaton) qui, elle, est extra-créaturelle. Cette dernière ne coïncide pas avec l'origine sexuelle de fécondité historique —sous peine d'être pensée comme l'équivalent de l'origine personnelle (et incréée) de vocation de la Création (ou bien par projection de la différentiation et de la fécondité sexuelles et historiques en Dieu, ou bien par autodivinisation de la Création en elle-même par le biais de la différentiation et de la fécondité sexuelles et historiques)— mais elle la conditionne. C'est l'eschaton, le but incréé de la Création dans l'alliance de l'Ultime —qu'est le Royaume incréé de Dieu— qui conditionne l'histoire des créatures en lui (et en leur) donnant sens, orientation et réalité véritables. D'où les limites d'une symbolique biblique de l'amour humain (intra-créaturel) comme parabole de l'Alliance in persona Christi du Créateur avec sa Création dans la communion (incréée selon l'Ultime) de l'être créé de la Créature à l'être incréé du Créateur. De toute manière et malgré les limites relevées, c'est l'amour humain et non pas la différentiation sexuelle en elle-même qui fonctionne comme parabole de l'Alliance et de la communion "eschatiques". C'est l'amour humain en tant qu'interpersonnel dans son essence de profondeur —et non pas en tant que spécifiquement et exclusivement hétérosexuel— qui constitue une parabole de l'Alliance selon l'Ultime. Telle parabole, dans sa référence même à l'Ultime, est "iconique". Elle constitue une icône de l'Alliance et de la communion "eschatiques" des hommes (et du créé en l'homme) avec Dieu. "Personnaliser", humaniser en profondeur l'amour dans les partenaires humains ne relève donc en dernière instance ni de la différentiation sexuelle de ceux-ci, ni de leur capacité de fécondité sexuelle, psycho-biologique en l'occurrence, mais de leur conditionnement eschatologique (incréé) en Christ ressuscité, de leur "christification" (dans l'Esprit Saint). Et puisque l'humanité du Christ ressuscité constitue notre référence ultime, notre référence selon l'Ultime en anthropologie chrétienne ajoutons, en vue d'un contrôle de nos assertions et non pas en vue des spéculations vaines et absurdes, que la sexualité masculine (selon le registre de la différentiation sexuelle) ou plutôt adamique (selon celui de l'Ultime) de l'humanité du Christ dans sa profondeur personnelle n'était nullement celle d'une identité individuelle d'Homme (ψιλός άνθρωπος), constituée de manière conflictuelle et dans la séparation des sexes, mais celle d'une identité véritablement personnelle d'Homme, conçue et existante en liberté (dans l'Esprit Saint). Telle particularisation "adamique" du Christ selon l'humanité (et de l'humanité en Christ) ne pourrait être pensée en termes de différentiation sexuelle qu'en vérité : non pas selon l'actualité déchue du sexuel mais selon son but ultime ; non pas selon la nécessité ontologique et dans la séparation que le sexuel connote en état de chute, mais selon la liberté ontologique et comme communion eschatologique des uns et des autres, hommes ou femmes, hétérosexuels ou homosexuels avec et en Dieu.

Ce n'est, me semble-t-il, qu'une telle situation personnelle de la différentiation sexuelle selon la profondeur des humains —dans la liberté et comme communion, en Esprit— qui serait l'authentiquement humaine, celle d'avant la chute selon l'ultime. Il ne serait pas ici question d'oublier la fragilité de notre condition de créés dans l'ambivalence de notre situation actuelle. Situés comme nous le sommes, en vue du Royaume, dans l'écart entre la Résurrection et la Parousie, trébuchant constamment entre l'Adam de Nouveauté et celui du péché, une telle authenticité existentielle, une telle humanisation pleine de notre sexualité, tout en ne relevant pas entièrement de notre présent, doit orienter néanmoins la dynamique de nos rapports, des uns avec les autres, comme notre référence éthique commune et comme projet de vie de chacun, à lumière de l'Ultime].

[16] D'après les paramètres, me semble-t-il, de la vision patristique grecque, une telle réduction de l'irréductible, pourrait bien avoir son point de départ dans la théorisation d'une confusion spirituelle qui se manifesterait à travers une articulation non-pertinente, du niveau "personnel" et "hypostatique" de l'existence avec son niveau "naturel" et "énergétique" (cf. l'énergie créatrice de Dieu et l'énergie sexuelle de l'homme) ; aussi bien dans l'être humain de l'homme et partant dans l'être divin du Dieu. Car c'est le niveau "personnel" et "hypostatique", qui constitue l'identité de Dieu (dans sa divinité) en tant que "trinitaire" comme l'identité de chacun de nous (dans son humanité) en tant que "personnelle" ; qui nous constitue précisément tout au long de notre histoire en tant qu'identités uniques et non-réitérables à l'image de l'unicité personnelle du Christ. De ce Christ dont l'identité personnelle par excellence (et non simplement naturelle, divino-humaine) est constituée non pas dans la crispation d'une possession égocentrique de sa nature (Phl. 2, 6-11), mais bien plutôt dans l'ouverture éminemment réceptive et la donation totale, à l'autre (Gal. 3,28).

[17] J. M. Pohier, Le chrétien, le plaisir et la sexualité, Paris 1974, p.9.

[18] T. Hopko, "Les problèmes que pose aux orthodoxes la «Réception» du «B.E.M.» (Faith& Order, W.C.C.)", dans Contacts n° 132 (1985/4), p. 314 (souligné par nous).

[19] L'icône désigne non pas une réalité dans son étantité (et en tant qu'étantité) mais un mode de référence à la réalité (et de la réalité).

[20] "La pastorale à l'égard des personne des homosexuelles", Lettre adressée aux évêques par la Congrégation pour la doctrine de la foi (1986), dans DC n° 1930, p. 1161-1164.

[21] À mon sens, une telle réduction trahit à la fois une certaine vision essentialiste de la théologie trinitaire ainsi qu'une approche extrinséciste du rapport de la nature et de la grâce, étrangères à la perspective patristique orthodoxe.

 



 



 

 
 
 
 
 
 

  


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