Le Christ et ses résonnances dans la foi chrétienne orthodoxe


Le Christ et ses résonnances dans la foi chrétienne orthodoxe
Méditation spirituelle 

Athènes, 12 novembre 2015

Dr Konstantinos Agoras

Afin d’introduire mon propos de ce soir en regard de la spécificité d’une approche orthodoxe sur le mystère du Christ je vous inviterais à contempler deux fois par la suite, avec un regard occidental et oriental, les Crucifix représentés en Occident et en Orient.

Une première fois nous voyons Jésus pendu sur la croix avec ses plaies saignantes, sa tête incliné et ses yeux fermés, plus ou moins serein ; et au-dessus un écriteau : « JNRJ » (« Jesus Nazarenus Rex Judeorum, Jésus le Nazôréen, le roi des Juifs » Jn 19,19).  Cette représentation est celle qui correspond à la lettre du récit évangélique. Il s’agit d’un Crucifix occidental, post médiéval surtout.

Contemplons maintenant le crucifix selon la tradition orientale : c’est sûrement la même réalité que nous voyons, Jésus de Nazareth ; et la différence entre un bois sculpté et un bois peint –une icône taillé selon la forme du corps pendu– n’est pas l’essentiel, me semble-t-il. L’essentiel c’est l’identité du personnage, le Christ Jésus ici et là, et j’insiste sur ce point.

Cependant il y a une différence. L’écriteau byzantin au-dessus de la tête du Crucifié ne porte pas les signes du récit historique de la passion mais celles d’un récit historico-théologique, pas simplement historique; et au lieu de porter en haut comme écriteau « JNRJ » nous avons une autre écriture, une lecture au second degré : « ΟΒΤΔ » (ο βασιλεύς της δόξης, « le Roi de la Gloire »). Mis à part la représentation plus ou moins dramatique du corps –j’ai vu des Crucifix romans en bois sculptée très sereins et majestueux, il n’en est pas question–, mis à part aussi la différence entre sculpture et icône peinte –mais Byzance n’ignorait pas les sculptures, c’est sûr– l’essentiel de la différence entre Orient et Occident – mais non pas du différend, comme certains fanatiques voudraient le présenter  !!!  tient à la didascalie comme on dit, à l’explication de celui qui est représenté : une didascalie  de la passion purement « historique » en Occident, une autre « historico-théologique » en Orient.

Chez nous c’est comme si l’on voudrait reprendre le geste des romains en clouant sur la croix l’écriteau expliquant l’identité du Crucifix mais reprise, relue après coup dans la foi croyante et confessante de l’Eglise. Comme pour dire que l’histoire pour ceux qui contemplent Jésus pendu ne sera à jamais dissociable de la foi eschatologique, de la foi à l’ultime (eschaton) ; à l’ultime non seulement au sens historique et existentiel du définitif mais aussi ontologique: ce qui contera à jamais. La royauté du Crucifié précisément sur sa croix est fortement marqué en Orient, dans l’orthodoxie, comme par ailleurs en Occident roman d’avant les croisades.

Partant de cette introduction sur la différence de tonalité et de couleur de l’écriteau des Crucifix en Occident et en Orient chrétiens,  j’aimerais par la suite faire quelques remarques sur la sensibilité christologique de l’Eglise et de la théologie de tradition orientale et orthodoxe concernant la christologie. Il va de soi qu’Orient et Occident chrétiens, dans leurs traditions théologiques et spirituelles respectives (et complémentaires), acceptent pareillement la foi de l’Eglise indivise sur l’identité du Christ Jésus, exprimée par les six premiers conciles œcuméniques, de Nicée I à Constantinople III du IVe au VIIe siècles. Les simples remarques qui suivent ne portent donc que sur des accentuations différentes qui caractérisent les sensibilités et les spiritualités.

1. Une première remarque s’impose : L’Orient n’accepte point de considérer l’histoire en elle-même, l’histoire de Jésus en particulier et l’histoire du salut en général : il la considère comme interprétée théologiquement. Interprétée non pas à partir d’elle-même (dans une sorte d’auto-compréhension historicisante de l’histoire), mais comme comprise dans la foi à partir de l’au-delà de l’histoire, à partir de l’ultime (eschaton) du don de Dieu à nous. « Histoire et foi », « histoire et eschatologie » -et l’eschatologie signifie ici l’ultime de l’histoire et de l’être même, son cœur pour ainsi dire-, « histoire et eschatologie » comme je disais tout-à-l’heure, iront à jamais ensemble. Cela c’est un premier point de la sensibilité orientale et orthodoxe qu’il faut retenir, me semble-t-il : son approche particulière à l’histoire.

Nous devinons facilement le corrélatif en christologie de cette articulation, spirituelle, entre histoire et eschatologie: l’Orient ne pourrait jamais considérer l’histoire de Jésus en particulier (et cella du salut en général) en dehors de la foi confessante, en dehors de l’eschatologie. Car pour nous, la « foi » signifie d’abord « la garantie de ce qu’on espère, la preuve des réalités qu’on ne voit pas » (He 11,1). Dans la sensibilité orthodoxe l’histoire de Jésus, son humanité, ne pourrait être considérée en elle-même en dehors de l’eschatologie, à savoir de sa résurrection, de son ascension et de sa Parousie dans la gloire. Son humanité n’est point considérée en elle-même seule (comme un quid) en dehors de sa personne théanthropique.

Pourtant aux yeux de la sensibilité occidentale cette approche orthodoxe de l’histoire et de l’humanité du Seigneur pourrait faire quelquefois problème. Nous semblons aux yeux de nos frères minimiser l’intégrité de l’histoire et de l’humanité du Christ. Cependant selon la confession de foi de Chalcédoine, Jésus-Christ est en même temps divin et humain, ou, pour utiliser l’expression correspondante en langue grecque, il est le théanthropos, le Dieu-homme. Ainsi dans la perspective orthodoxe, l’un des défauts majeurs de la vision critique moderne sur Jésus-Christ est que son humanité soit affirmée en elle-même détachée de sa personne théanthropique.

S’il ressort clairement de l’Ecriture que Jésus-Christ est vrai Dieu et vrai homme, il reste à répondre à une question fondamentale : comment les deux natures sont-elles unies dans l’unique personne de Jésus-Christ ? Le Concile de Chalcédoine en utilisant les quatre adverbes (ασυγχύτως, ατρέπτως, αδιαιρέτως, αχωρίστως) y répond apophatiquement pour affirmer le mystère (non pour le supprimer) et dire que dans cette admirable unité de Dieu et de l’homme en Christ Jésus il n’y a pas de confusion, ni de transformation, ni de division ni de séparation. Par conséquent nous ne pouvons pas faire de ces adverbes négatifs des présupposés en ce qui concerne le « mode » de coéxistence du divin et de l’humain dans une seule personne (υπόστασις). Cette fameuse pénétration mutuelle de la divinité et de l’humanité en Christ qui est appelée en grec περιχώρησις  est exprimée en latin par la communicatio idiomatum.

Or si Jésus est la clef des Ecritures il l’est en tant que « Jésus-le-Christ[1] », dans cette articulation apostolique où histoire et eschatologie sont indissociables. Le principe de l’Ecriture chrétienne n’est pas et ne sera jamais un « Jésus trivial » (ψιλός άνθρωπος), pardonnez-moi l’expression. C’est le Christ théanthropique (divino-humain), le Christ qui est le θεάνθρωπος, le « Dieu-homme » (un seul terme, une seule désignation qui n’est valable que pour Lui). L’élément « anthropique » pour ainsi dire, ne peut être contemplé en lui-même seul mais à partir du « théanthropique » du Fils éternel (personne concrète et unique), non pas à partir de l’ « anthropique » en général d’un homme quelconque de l’expérience quotidienne. Dans le cas contraire cela équivaudrait à répéter en théologie chrétienne la faute d’Adam : à penser les choses séparées de Dieu, en dehors de la communion avec Dieu.

Le Christ est vraiment et pleinement homme et l’Eglise commence par condamner depuis déjà le IIe siècle l’hérésie dangereuse du docétisme où l’humanité du Seigneur n’est vraiment qu’une apparence. En devenant homme, le Fils éternel de Dieu est devenu un humain particulier et distinct, Jésus de Nazareth. Et pourtant, le Christ n’est pas une personne humaine au sens habituel du terme mais la personne théanthropique, incarnée du Fils. Son humanité n’a pas une hypostase, une subsistance à elle (subsistentia) parmi les innombrables subsistances de l’humanité, vous et moi. L’hypostase, la subsistence, la personne du Christ, divine par nature (la personne du Fils éternel) « enhypostasie » la nature humaine, donne subsistance et réalité à son humanité en la créant pour lui-même(non pour elle-même) comme dit Léonce de Byzance au Vie siècle, aux temps du Ve Concile œcuménique : la « personnalité » si l’on veut du Christ Jésus n’est autre que la personnalité du Fils éternel préexistant qui assume l’humanité qu’Il créé pour lui-même (qu’il se créé).

En Christ Jésus l’humanité n’est pensable à partir d’elle-même –ce qui signifierait l’envisager dans un état de chute– mais à partir de sa personne théanthropique c’est-à-dire en tant que l’humanité personnelle du Fils incarné, unie à sa divinité de manière indissociable et sans confusion. Je parle bien de l’humanité personnelle qu’il –le Fils– s’est créé pour lui (par l’Esprit saint dans le sein de la Vierge Marie). Or ce qui vaut pour le Christ Jésus (en regard de son humanité) est valable en théologie orthodoxe pour chacun de nous, en regard de notre humanité ; Elle non plus n’est pas considérée en elle-même, dans une autosuffisance ontologique mais en perspective de christification (déification), dans son ouverture à Lui. Cela nous fait comprendre mieux pourquoi dans le mystère du Christ nous n’avons pas à faire avec « Dieu » et l’ « homme » tout simplement en symétrie mais nous avons à contempler le même Seigneur deux fois, sous deux angles différents : « ab aeterno » le Fils éternel en sa divinité incréée et « dans l’histoire » le même Fils éternel en son humanité théanthropique, non pas simplement anthropique. C’est la raison pour laquelle la christologie orthodoxe est dite « asymétrique » ; ce qui crée pas mal de mécompréhension en occident chrétiens.

Notre première observation du point de vue orthodoxe porte donc sur l’articulation entre histoire et eschatologie dans la foi où l’histoire, ouverte à son au-delà est porteuse d’une certaine manière de l’eschatologie elle-même. En perspective orthodoxe le couple  « histoire-eschatologie » ne se superpose pas au couple « déjà-pas encore » comme si l’histoire était le « déjà » et l’eschatologie le « pas encore », comme si l’eschatologie était purement extérieure à l’histoire. En Orient chrétien c’est l’histoire elle-même qui est sentie comme « déjà-et-pas encore » eschatologique. Ainsi l’eschatologie (la résurrection, le royaume) cerne l’histoire non seulement « de l’extérieur » –il la cerne certes dans l’attente– mais aussi et d’abord « de l’intérieur » : l’histoire comme telle est paradoxalement porteuse de l’eschatologie.

2. Permettez-moi ici une autre observation, cette fois-ci sur le rapport entre christologie et anthropologie en théologie. L’humanité du Christ n’est pas pensable à partir de la nôtre mais la nôtre est pensable –ou plutôt reçue– à partir de son humanité théanthropique. Car, comme disait O. Clément l’homme n’est vraiment homme qu’en Dieu. C’est la raison pour laquelle les Pères en Orient surtout ont toujours envisagé l’humanité de l’homme dans la perspective de sa christification, de sa divinisation. Ici même, en Christ (εν Χριστώ), la christification, la divinisation comme perspective eschatologique n’est pas purement extérieure mais cerne l’homme de l’intérieur et de l’extérieur. Dans l’histoire, dans notre existence quotidienne, malgré nos chutes, nous sommes en Christ Jésus déjà et pas encore divinisés, christifiés.

Il faut insister sur ce point anthropologique car, nous le savons bien, ainsi que Pannenberg l’a fort bien illustré, le fondement de l’anthropologie (théologique) c’est la christologie. Non pas vice-versa j’ajouterais volontiers de ma part. Il faut bien faire attention de ne pas inverser l’ordre, et faire de l’anthropologie le fondement spéculatif de la christologie[2]. Car dans ce cas on n’éviterait pas la projection de notre expérience anthropologique des déchus sur l’humanité du Christ –l’humanité pneumatique du File éternel– et donc l’hétéro-interprétation de la christologie. On n’éviterait pas « la chute » –littéralement– de la christologie dans une représentation théologique déchue: son articulation spéculative à partir de notre expérience déchue de l’humain post peccatum.

Le mystère de notre foi réside dans le fait que nul acte du Seigneur n’a été exclusivement divin ou exclusivement humain. Tout acte, tout pouvoir, toute énergie de Jésus-Christ est en même temps acte, pouvoir, énergie divino-humains. L’hérésie des Nestoriens au Ve siècle a voulu nier cette vérité essentielle du dogme chrétien en avançant la thèse que l’humanité seule du Christ a été crucifiée. Cyrille d’Alexandrie, en réfutant la thèse des Nestoriens, affirme que ‘la Parole du Dieu incarné a été crucifiée’.

Faisant retour à la théanthropie du Fils éternel dans son incarnation pneumatique j’aimerais affirmer que cette foi dans le Christ théanthropique est pour nous la véritable lumière pour toute lecture orthodoxe de la sainte Ecriture dans l’Esprit saint. Car le même Esprit est l’acteur aussi bien de la théanthropie, de la divino-humanité si vous préférez de Jésus que de la rédaction et lecture pneumatique, théanthropique de l’Ecriture.

3. Je ne veux en aucune manière nier cette association stricte de l’histoire et de la foi confessante en Occident chrétien tout autant qu’en Orient quant à Jésus crucifié et ressuscité. Je garde affectueusement chez moi la copie d’un crucifix médiéval en bronze où le Seigneur porte la couronne royale sur sa tête tout en étant vêtu de sa tunique, signe de son supplice selon les habitudes de l’époque. Il est inutile d’opposer Orient et Occident chrétiens, comme il est serait vain d’opposer un Occident de la Croix et un Orient de la Résurrection. Essayons donc de parler avec une grande humilité –comme disait un spirituel orthodoxe G.Khodr–  dans une attitude d’adoration, quand l’intellect, renonçant à comprendre comment l’Inaccessible peut être aussi le Crucifié, devient tout entier gratitude et louange.

Cependant je ne pense pas qu’il serait théologiquement et spirituellement profitable d’envisager la réalité du Seigneur à partir des idées générales, des abstractions, telles qu’« humanité » et « divinité » (comme telles) bien que cela a été fait par le passé et en des moments glorieux de la tradition ecclésiale. Il me semble modestement qu’il faudrait le faire à partir du concret. Et à ce niveau-là nous avons trois réalités à contempler  – et non pas deux (Dieu et homme): la divinité de Dieu, la divino-humanité du Seigneur et l’humanité de l’homme quotidien. Car d’où, en tant que chrétiens, nous vient-elle théologiquement l’idée de « divinité » et d’« humanité » sinon de la réalité concrète du Christ en personne, dans sa divino-humanité unique, unique sans séparation et sans confusion ? Et une autre précompréhension de la « divinité » de Dieu – comme par ailleurs de l’ « humanité » de l’homme–  en dehors de Lui (remoto Christo) serait-elle digne de la théologie chrétienne en tant que telle ? Ne serait-elle pas finalement et fatalement une projection de l’esprit du « siècle », de ses images ou de sa sagesse sur la réalité du don par excellence de Dieu qui est le Christ ?

Si j’insiste sur ces points c’est parce que les définitions dogmatiques des Conciles communs en Orient et en Occident concernant le Christ et son mystère semblent souvent porter sur cette voie d’une lecture « selon le siècle », d’une lecture philosophique de la vérité du Seigneur. Cela dépend certes des yeux avec lesquels on les lit. Cependant bien que les Pères et les Conciles ont utilisé le langage technique, philosophique de l’époque pour exprimer la foi leur visée était le mystère indicible de l’unité du Christ. Mystère indicible car pneumatique et non pas exploit métaphysique de l’unité de Dieu et de l’homme en Christ sans séparation, ni confusion. Que veut-elle dire existentiellement, spirituellement une telle unité ? Il nous sera plus simple de comprendre son sens, me semble-t-il, faisant retour à un texte de l’Ancien Testament, du Livre de Job.

4. Dans son effort pour comprendre le conflit entre le Seigneur et lui-même, Job s’exclame dans la tension du désespoir qui l’engloutit : « L’Eternel n’est pas un homme comme moi pour que je lui réponde, pour que nous allions ensemble en justice. Il n’y a pas entre nous d’arbitre qui pose sa main sur nous deux » (Jb 9,32-33). « Il n’y a pas entre nous d’arbitre », personne qui pourrait rapprocher les deux partenaires du conflit : l’Eternel dans sa toute-puissance et l’homme dans la fragilité de son existence, mais pourtant de sa recherche en tant que « juste » devant Dieu.

Sous l’Ancienne Alliance personne ne pouvait être arbitre, personne ne pouvait intervenir dans le conflit entre l’homme et Dieu, personne ne pouvait prendre l’un et l’autre par l’épaule, non pas pour séparer deux ennemis, mais plutôt pour unir deux êtres qui souffrent d’un état de séparation que tous deux regrettent. Et c’est justement en ceci que réside tout le mystère de l’Incarnation.

En Jésus de Nazareth ce conflit entre Dieu et l’homme est une confrontation dans le for intérieur d’une seule et même personne, qui est simultanément Dieu et Homme, qui est une unité personnelle, une harmonie entre le divin et l’humain, l’hypostase théanthropique du Christ. En Jésus-Christ, l’humain est librement dans une situation de face à face avec le divin, une situation cependant non pas de conflit ou de séparation mais d’acquiescement, de victoire, d’harmonie et d’amour. Sur la scène intérieure d’une âme unique, celle du Fils éternel fait homme, se résout tout le drame cosmique entre le péché et Dieu. L’incarnation est simultanément intercession : Jésus-Christ Dieu-homme est notre Intercesseur auprès du Père en ce sens qu’en Lui l’humanité est entrée dans le cœur même du conflit entre Dieu et l’Homme, dont parlait Job sous l’Ancienne Alliance. Le Christ assume en lui-même toute situation de conflit et c’est en lui que tout conflit trouve sa solution : solution pour le monde, pour l’homme et pour le cosmos tout entier.

En Jésus-Christ le monde est préservé de la désintégration. Il est le « lieu » sacré à l’intérieur duquel la création toute entière passe de la mort à la vie, « le grand mystère caché, la fin bienheureuse et le but pour lequel tout fut créé, le but où les créatures accomplissent leur retour à Dieu. Ce retour pacifié du cosmos en Dieu n’est possible que si le Christ est homme véritable, et Dieu véritable, « vrai Dieu de vrai Dieu … qui, pour nous les hommes et pour notre salut … s’est fait homme ».

Permettez-moi ici de proposer à notre méditation un grand texte de Maxime le Confesseur faisant écho à s. Paul qui résume pourrait-on dire la vision orthodoxe –mais aussi catholique et évangélique de l’Eglise indivise, je pense– sur le Christ.

5. Le moine Thalassius, scrutant les Ecritures, avait posé la question suivante à Maxime : « Comme d’un Agneau sa reproche et sans tache, le Christ, d’une part préconnu avant la fondation du monde, d’autre part manifesté dans les derniers temps à cause de vous » (1P 1,20). Par qui a-t-il été préconnu ? (Thal 60 : PG 90/620). Comme il a été observé l’exégèse de Maxime interprète le texte de la 1a Petri en connexion étroite avec le texte de l’Epitre aux Colossiens (1,26) et donc en connexion implicite avec ses parallèles (Rom 16,25-26, 1a Cor 2,7, Ep 3,3-12, Col 2,2-3 etc). De cette manière il peut mettre en équivalence, le « Christ » dont parle la 1a Petri et le « mystère du Christ » des textes pauliniens en voyant dans ces deux expressions la même réalité : le mystère de l’union hypostatique des deux natures et leur périchorèse en Christ. Je cite Maxime :

« Le mystère du Christ, ce texte de l’Ecriture l’a appelé Christ. Et le grand Apôtre en témoigne clairement, en parlant ainsi : ‘Le mystère caché depuis les générations, maintenant a été manifesté’ (Col. 1,26). Il dit de toute évidence que ‘le mystère selon le Christ’ est la même chose que ‘le Christ’ ». A ce extrait fait suite toute une longue explication sur l’union hypostatique, sur ce que l’on pourrait appeler l’ontologie du mystère christique. Mais comme je disais au départ à propos du risque de projection sur la christologie, il ne faut pas entendre ici le mot « ontologie » comme une science de l’être en général qui serait appliqué au cas particulier de la « personne du Christ ». C’est au contraire le mystère lui-même qui instaure son ontologie propre[3].

A cette ontologie du mystère succède naturellement dans le commentaire de Maxime  l’exposé de sa dispensation, c’est-à-dire de son économie : préconçue dans le Conseil Trinitaire, l’union hypostatique est l’axe même de la création, la visée (σκοπός) et le but selon lequel fut créé l’univers. Je cite de nouveau dans la traduction de Alain Riou ce texte splendide mais très dense de Maxime en demandant votre attention.

« Voilà le grand mystère caché. Voilà la fin bienheureuse pour laquelle toutes les choses ont consistance. Voilà la visée divine préconçue avant le commencement des êtres et que nous définissons comme ‘la fin préconçue à cause de laquelle sont toutes choses et qui n’est elle-même à cause de rien’. Fixant les yeux sur cette fin, Dieu a produit les essences des êtres. Voilà proprement le terme de la Providence et des choses prévues, terme selon lequel en Dieu est la récapitulation de toutes choses créées par lui. Voilà ce qui circonscrit tous les âges, le mystère manifestant le grand Conseil de Dieu, superinfini et préexistant de façon infinie aux âges (Ep 1,10-11). Conseil dont le Verbe lui-même de Dieu selon l’essence, devenu homme, est devenu l’Ange (Is 9,6) ; lui-même ayant rendu visible –s’il est permis de le dire– le fondement (πυθμένα) le plus intérieur de la bonté du Père et ayant montré en lui la fin pour laquelle les créatures ont pris clairement le commencement en vue de l’être. En effet, par le Christ, c’est-à-dire le mystère selon le Christ, tous les âges et tout ce qui est dans ces âges ont pris en Christ le commencement, l’être et la fin »[4].

Chers amis, permettez-moi de répéter l’expression inouï de Cyrille d’Alexandrie : « le Verbe de Dieu a été crucifié ». Il s’ensuit donc que Dieu était en Christ réconciliant l’humanité à lui-même. Dieu s’est fait chair, Dieu est mort, Dieu est ressuscité, Dieu dans sa kénose libre et infinie s’est privé en Jésus de Nazareth de sa propre gloire. La kénose divine –lisez l’incarnation– est telle que Dieu en Christ est dénué de sa toute puissance, il est limité par son humanité. Tout ce que le Verbe accomplit chez nous il l’accomplit à travers son humanité, non pas en amont de celle-ci. C’est cet évidemment de Dieu que les Pères ont désigné comme étant « un dénuement de Dieu par économie », par condescendance divine, par kénose libre d’amour pour nous. Dans l’événement de Bethléem que nous allons prochainement fêter ensemble, Dieu nous est donné dans toute la vulnérabilité et la fragilité d’un nouveau-né qui nous est offert, mis à notre disposition pour ainsi dire. C’est en cela que réside le mystère de l’amour du Dieu trinitaire qui exige de nous une réponse. L’enfant de Bethléem est l’offrande, le sacrifice de l’amour divin offert sur l’autel du monde créé. Le livre de l’Apocalypse nous parle de l’agneau immolé dès la fondation du monde (Ap 13,8) : le Christ théanthropique est dans la Trinité dès la fondation du monde, mais ce mystère nous est révélé dans toute sa plénitude en un temps historique opportun : « lorsque les temps ont été accomplis, Dieu a envoyé son Fils, né d’une femme » (Ga 4,4).

Ainsi le Christ, deuxième personne de la Trinité, est le prototype, l’archétype de l’homme que « Dieu créa à son image, selon sa ressemblance » (Gn 1,26). Et ce qui est admirable c’est que Dieu, dans son incarnation kénotique assume en lui-même sa propre image ; Dieu se fait à l’image de l’homme non seulement pour le sauver (rédemption), mais de plus pour le parfaire, parfaire sa création (christification, déification). C’est le regard fixé sur ce but, sur cet archétype de l’homme, le Christ glorieux qui s’est fait à l’image de sa créature, affirme Maxime, que « Dieu a appelé à l’existence toute chose ».




[1] Notons en passant que les tirets entre les mots, distinguent et unissent en même temps les termes par ailleurs indissociables.
[2] Lorsqu’on affirme le mystère de la pleine humanité du Christ il faut considérer cette humanité (anthropologie) qui est mystère, ne l’oublions pas à partir de la divino-humanité, de la théanthropie du Seigneur (christologie). Il ne faut pas faire le contraire et contempler les choses en envers : le mystère de la divino-humanité du Seigneur (christologie) à partir de l’humanité seul, en général, in abstracto (anthropologie), car il s’agit toujours de l’humanité personnelle, propre,  que le Fils éternel s’est créé pour lui-même.
[3] Dans l’expression « ontologie du mystère », il ne faut pas entendre le génitif ni comme objectif ni comme substantif, mais si l’on peut dire, comme génitif d’identité.
[4] A. Riou, Le Monde et l’Eglise selon Maxime le Confesseur, Beauchesne (coll. Théologie historique n° 22), Paris 1973, p.95-96.

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